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L’Eglise d’Oran durant l’entre-deux-guerres et après

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Fouad Soufi, chercheur Centre de Recherches
en Anthropologie Sociale et Culturelle, Oran.


En travaillant sur cette modeste contribution à l’histoire de l’Église d’Oran, très vite me sont revenus en mémoire ceux des hommes d’Église avec qui j’étais entré en contact à Oran.

Je ne peux entamer cet exposé sans saluer la mémoire de Pierre Claverie dont l’assassinat le 1er août 1996 avait été, et est encore, considéré comme un affront fait à Oran et ses habitants ; à Alfred Bérenguer, tout aussi modeste, patient, infatigable et curieux de tout et à Géraud Geneste, qui nous a quittés sans un bruit, qui est parti trop tôt. Les frères Paul Décisier et René Tardy qui avaient patiemment construit une bibliothèque d’histoire dans un espace cédé par le curé de l’église Saint-Esprit, l’abbé Bérenguer. Mon souvenir amical va aussi à Thierry Becker, Jean-Louis Déclais et à Bernard Janicot et ses collègues du C.D.E.S. et de la Bibliothèque Sophia, et enfin Mgr Henri Teissier, que par respect et par timidité, j’observais de loin, l’évêque d’Oran, devenu archevêque.

Ces personnes et beaucoup d’autres m’ont permis de m’interroger sur la place de l’histoire de l’Eglise catholique dans l’histoire contemporaine de l’Algérie.

Merci à eux, aux autres et à vous d’avoir accepté cette digression.

Des rapides lectures lors de mes premières recherches sur l’histoire du mouvement national en Oranie et surtout à Oran, durant l’entre-deux-guerres, je m’étais fait à l’idée que face à une Eglise d’Alger ouverte, surtout après 1945, celle d’Oran était plutôt et franchement sans critique face au système colonial. Les fortes personnalités de l’évêque Léon Durand (1920-1945) et celle de son successeur Bertrand Lacaste (1945-1972) me confortaient dans l’idée que cette Eglise d’Oran était très bien intégrée au système colonial dont elle me paraissait être une institution centrale.

Engoncé dans des idées un peu simplistes, j’en étais resté donc, à une Église d’Alger, plutôt politiquement et socialement ouverte au monde qui l’entoure mais sans jamais chercher à savoir ce qu’avait pu être l’action de Mgr Leynaud (1865/1916-1953) en dehors des Fêtes du Centenaire et de la tenue à Alger du 11ème Congrès Eucharistique. L’Église d’Oran m’était apparue franchement de droite repliée sur elle-même, ses certitudes et son emprise sur une grande partie de la société européenne. Quoique comme le note René Rémond, « le plus souvent, dans leurs divisions politiques ou sociales, les catholiques pensent agir en conformité avec l’esprit même de l’Évangile. » Tout est autrement plus compliqué.

Par contre, j’étais simplement convaincu que les tendances fortes qui traversaient la société coloniale ne pouvaient pas ne pas affecter cette institution qu’était l’Église, malgré son caractère particulier qui interdit toute forme d’organisation et expression contraires à celle de l’évêque. Comment lire et comprendre alors ces luttes, par presse interposée, qui opposait deux tendances au sein de l’Église d’Oran ? Mais peut-on évoquer l’existence de tendances, en dehors des débats théologiques dont l’intelligence m’échappe totalement ?

Il est vrai que je n’ai pas consulté les archives diocésaines, ni à Oran ni à Alger, et encore moins celles qui ont été expédiées en France. Il y a eu surtout un travail de dépouillement de la presse locale.

Dans ces années 1920- 1930, L’Écho d’Oran défendait les positions de Mgr Durand et de la bonne bourgeoisie oranaise, celles des gros colons. Pour L’Écho d’Oran, les seuls partis qui comptent sont le Front Paysan et la Fédération des Syndicats Agricoles d’Oranie, derrière lesquels avancent le parti agraire, les 50 familles qui font la loi en Algérie et le Parti Social Français, version légale des ex-Croix-de-Feu.

Fondé en 1933, Oran Matin, plus proche des industriels et du gros commerce, ouvrait généreusement ses colonnes à cet aventurier, cet abbé vite interdit de sacerdoce, qu’était devenu l’abbé Gabriel Lambert. Tout ce qu’Oran compte comme organisations fascisantes comme le Rassemblement National d’Action Sociale (R.N.A.S.), le Parti Populaire Français (P.P.F.) de Jacques Doriot vont s’y retrouver. Du fait de ses positions pro-franquistes et pro-allemandes, Oran Matin est appelé Oran Berlin par ses opposants de gauche.

Oran républicain, Oran Youpin pour ses ennemis, arrivé chronologiquement en dernier, en 1937, renvoyait tout le monde dos à dos en défendant la politique du Front Populaire avec de grandes réserves sur la question de la guerre civile espagnole.

Mais qu’en était-il d’Oran ? Pierre Arthur Roux-Freissineng, qui fut tour à tour, de 1903 à 1944, conseiller municipal, député, puis sénateur d’Oran écrivait en 1934 que la population du département, comprend : « 355 902 habitants d’origine européenne auxquels il faut ajouter 1 228 209 indigènes1. » Il faut surtout se rappeler que le tiers des Européens du département vivait à Oran et que la population d’origine espagnole, les Néos, était majoritaire. Oran comptait en 1936, en chiffres arrondis, 200 000 habitants dont près de 180 000 européens (Juifs compris). C’était aussi la seconde ville du pays par le nombre d’habitants de confession juive bien avant Constantine et Tlemcen. Ces Juifs étaient fortement assimilés depuis la crise antijuive de 1898 et l’antijudaïsme (comme il se disait alors) latent dans une grande partie des Européens d’origine espagnole, mais pas seulement, était vivace. Les clichés ont la vie dure. En 1993, un auteur français pouvait encore écrire que « Le catholicisme est très marqué d’hispanisme … » Et d’y voir là un certain particularisme :

Les évêques sont nommés parmi les prélats de métropoles et reçoivent leurs directives de France. Or celles-ci ne tiennent pas compte du particularisme de l’Algérie, ce qui ne va pas sans poser de problème d’adaptation à la mentalité locale. Et il faut des années et des années à ces évêques pour assimiler ce pays et ses habitants, tant il est vrai qu’on ne comprend bien une population que si l’on en fait partie. Leurs abbés et leurs curés sont par contre « pieds noirs » pour la plupart et formés dans les séminaires en Algérie2

Si les Espagnols, devenus ou pas français, avaient apporté avec eux des pratiques religieuses particulières, si pour certains d’entre eux l’antijudaïsme était quasi-évident (dénoncer le peuple déicide), le communisme, l’anticléricalisme et l’anarchisme politique, l’anarcho-syndicalisme n’en constituaient pas moins d’autres caractéristiques politiques importantes de cette population. Au recensement de 1936, on dénombrait 66 574 Espagnols dans le département d’Oran, dont 45 420 pour l’arrondissement d’Oran. Mais c’est sans compter les Néos ceux qui avaient été admis dans la citoyenneté française par les effets de la loi de 18893 et qui formaient donc la moitié de la population européenne elle-même largement majoritaire dans la ville. Ce petit peuple, dit espagnol d’Oran, si souvent caricaturé n’a pas vraiment constitué une force sociale homogène et constante et unique dans ses positions politiques. Il a suivi et accordé ses voix à un médecin des pauvres, le Dr. Jules Molle, anticlérical, antijuif de circonstance qui avait appliqué avec zèle dans son Aubenas natal la loi de séparation de l’Église et de l’État. Ce petit peuple va tout autant donner avec ferveur et dévotion toute catholique ses suffrages à un abbé défroqué contre l’avis de l’évêque. De ce même petit peuple sortirent les militants communistes et les syndicalistes CGTU4.

L’antijudaïsme et l’anticléricalisme politiques étaient développés et encadrés par des mouvements politiques bien coloniaux importés de France et adaptés à la vie politique locale et qui expliquent le conflit quasi-permanent entre la Cathédrale et la Mairie dans l’entre-deux-guerres.

C’est ainsi qu’autour de l’évêque, je pensais avoir trouvé un courant que je qualifiais très vite de droite bourgeoise oranaise bien-pensante et contre lui un groupe actif de droite extrême – que l’on désignerait aujourd’hui de populiste – qui, en fait, va aller, au milieu des années 1930, vers une admiration forte à l’égard des régimes autoritaires qui s’installaient en Allemagne et en Italie. La réalité était plus compliquée. L’historien René Rémond dans un article fort de 1958 estimait que c’était un mythe que de croire en une opinion catholique et que « la diversité est le trait le plus saisissant et le plus caractéristique du catholicisme fran­çais5. »

Par contre et assez vite s’est posé un problème de mémoire. Comment comprendre cette sorte de silence sur l’action de l’Évêché dans les années 1920-1930 ? La période antérieure est exaltée, les années 1940 et surtout 1950 presque tout autant, sinon plus. La question historique de la place de Mgr Durand devient centrale. Comment comprendre le peu de références à Mgr Durand dans la mémoire des Catholiques originaires d’Oran aujourd’hui, par rapport à ses prédécesseurs et successeurs et en particulier Mgr Lacaste ? Dans le livre de Jacques Gandini, la notice consacrée à Mgr Durand occupe pratiquement moins d’espace que celle consacrée à celui qu’il avait condamné, l’Abbé Lambert. Lequel abbé n’appartenait pas au diocèse et avait été déjà interdit de culte dans son diocèse d’origine de Toulouse. L’auteur essaie de s’en expliquer : « On ne pouvait passer sous silence cet ecclésiastique qui par sa personnalité et ses actions peu sacerdotales, marqua pendant plus de dix ans la ville d’Oran6. » Il est vrai aussi que, dans ce livre, l’abbé Bérenguer n’apparaît qu’au détour de la notice sur Montagnac/Remchi pour rappeler, tout de même, qu’il avait rédigé deux textes critiquant le système colonial l’un en novembre 1954 (un manifeste dactylographié) et l’autre en janvier 1956 publié par le quotidien socialiste Oran républicain. Et Gandini de conclure : « Le clergé algérien considérant que les problèmes politiques n’étaient pas du ministère d’un prêtre, reprocha beaucoup au père Bérenguer “ses belles théories et ses bavardages”7. »

Alors Durand/Bérenguer, mêmes aspirations, même combat ? Pas forcément ! L’abbé Bérenguer s’en explique très bien dans son livre d’entretiens avec Geneviève Dermendjian. Ce sont les prises de position de l’évêque qu’il faut retrouver – sans pour autant avoir dépouillé les archives du diocèse. Le soutien au Père Jaubert à Mostaganem contre le curé de la ville, le Chanoine André ne participe pas seulement du soutien à un séminariste. Le départ du Chanoine André en octobre 1936 semble être lié au refus de ce dernier de recevoir en son église le corps d’un docker tué lors des manifestations de juin 1936, au prétexte qu’il était communiste. On sait l’aide que l’Évêque avait apporté à cet autre séminariste déjà critique qu’était Alfred Bérenguer.

Débat au sein de l’Eglise très certainement. L’abbé Bérenguer nous le dit :

Mgr Durand avait des rapports difficiles avec son clergé du fait de sa théologie très pointilleuse et de ses prises de positions rétrogrades. C’est ainsi qu’il défendit opiniâtrement la position très controversée à l’époque de Pie XII, qui comparait les espèces eucharistiques à ce qu’il appelait les espèces pontificales, c’est-à-dire sa propre personne.… Des curés de paroisse, des chanoines même, dans l’entourage de l’évêque n’acceptèrent pas cette foi au pape-eucharistie8.

Mais c’est là un débat interne peu ou pas connu du grand public et certainement pas des historiens qui n’ont pas consulté les archives diocésaines.

Comment l’Eglise se voyait-elle durant l’épiscopat de Léon Durand (1920-1945) ? En fait quel souvenir a-t-on gardé de cet évêque ?

Tout juste bienveillant, Jacques Gandini, estime que « son souci de la défense de la pureté de la foi et sa fidélité au pape lui causèrent quelques ennuis ; il n’hésita pas à pourfendre jusque devant les tribunaux, l’Action française et l’abbé Lambert, prêtre du diocèse de Toulouse interdit de culte, qui se fit élire maire d’Oran. Cet évêque fut un homme de grande piété envers l’Eucharistie et envers la Vierge Marie9. »

L’abbé Bérenguer n’est pas particulièrement tendre envers celui dont il fut le protégé. Pour lui, « Mgr Durand dirigeait tout dans le diocèse en vertu d’une infaillibilité supposée… C’était un dictateur sous la mitre ».  Le papolâtre d’Oran  meurt en mars 1945. « Comme le clergé, …, la ville entière se moquait de Mgr Durand qui nous faisait honte », se souvient-il10 !

En 2004 on peut lire enfin et encore dans un article publié par la revue l’Algérianiste : « Mgr Durand, l’intransigeant, rigide et nouvel évêque d’Oran, [était]… autoritaire et froid, l’évêque était contesté, dans les cercles privés, par des prêtres de son diocèse, et par les plus pratiquants de ses paroissiens ».

Il me faut relever qu’au cours de son épiscopat, l’évêque avait eu fort à faire face aux agitations politiques et sociales. Or il ne semblait pas intéressé par certaines questions politiques. Ce n’est pas la mission de l’Église. Il avait fait sienne cette phrase d’un conférencier connu, le Père Coulet : « Dans toute la mesure où la politique se ramène trop souvent aux querelles de partis ou de personnes, l’Église se refuse énergiquement à s’y mêler11 . » Sauf que dans certaines circonstances précises, l’évêque avait eu à faire des choix précis. Mais ces prises de positions politiques ne peuvent être mises en évidence qu’en creux.

Il avait eu à résister aux attaques directes et virulentes d’un maire anticlérical, Jules Molle, puis à celles plus pernicieuses de l’abbé Lambert.

Au travers ses réseaux dans la haute société oranaise, il avait condamné les grandes grèves de 1936. Il s’était fait remarquer par son silence au sujet de la Guerre civile espagnole si proche de l’Oranie. Pourtant l’absence de toute critique directe de son attitude dans Oran républicain en ce sens laisse le chercheur perplexe. Oran républicain est ce journal qui réunissait radicaux, socialistes, communistes et francs-maçons et qui se vendait dans la campagne sous le burnous.

Le docteur Molle maire et député, de 1921 à 1931, antijuif de circonstance, s’était appuyé sur le petit peuple espagnol qui composait une partie importante de l’électorat.

L’abbé Lambert est venu à Oran trouver une solution au grave manque d’eau potable qui rendait la vie des habitants difficiles. Sourcier devenu maire en 1934, abbé interdit de sacerdoce à Toulouse puis très vite à Oran aussi, il porte soutane et casque colonial. Démagogue à souhait, il s’en prend à l’évêque en flattant les Néos après avoir compris que s’ils étaient certes de bons catholiques, ils restaient des sous-citoyens. L’évêque avait exigé dès février 1933 que Lambert quitte Oran mais en vain.

Avec le recul, on peut considérer que l’évêque, réputé tout à la fois intransigeant, rigide, autoritaire et froid avait, comme ses ennemis intimes les communistes, vu juste avant les autres. Bien après lui, socialistes, juifs, syndicats, francs-maçons mais également à droite, les Croix de Feu et les Républicains finissent par s’opposer à l’abbé Lambert.

Si les lignes de fracture sociale sont claires, les fractures politiques sont plus complexes à établir. En effet, tous les catholiques quelle que soit leur origine, ne sont pas de droite et tous ne suivent pas l’Abbé Lambert. Mais qui est à l’extrême-droite12 ? De la même manière, tous ne votent pas en 1936 pour les listes et les candidats soutenus par l’évêque. Aussi, grande est l’humiliation lorsqu’en mai 1936, les électeurs d’Oran élisent député un socialiste Marius Dubois. Certes c’est au cours d’une élection triangulaire qui l’opposait au candidat de la droite classique Marcel Gatuing, soutenu par l’évêque, et à l’abbé Lambert qui s’était maintenu au second tour, que Marius Dubois avait été élu. Il avait rassemblé non seulement les voix socialistes et communistes mais également celles des Francs-maçons, des Radicaux-socialistes, de l’Union Socialiste Républicaine mais aussi celles des catholiques sociaux du parti Jeune République.

Front Républicain contre Front Populaire ? Au cours de la campagne électorale, le quotidien Oran Matin qui appelait à l’union des droites autour de Lambert, n’hésite pas à déplacer les lignes de front. Dans son éditorial du 11 avril 1936, « Le Front Populaire et les Algériens », Alfred Cazes écrit : « Voter Front Populaire, c’est le suicide pur et simple. Lisez la déclaration de Beauvineau : “il faut que les colons rendent gorge, que les terres, les maisons, les usines, les magasins fassent retour aux premiers occupants de la terre africaine”. Si vous souhaitez la victoire du Front Populaire, si vous y croyez, préparez vos valises. » Le candidat Front populaire (Marius Dubois) est élu député et personne n’a fait sa valise.

C’est la Guerre civile espagnole qui divise Oran et son département en deux. Si les Républicains espagnols, autour du consul d’Espagne, avaient trouvé à Oran de solides appuis, sauf celui du maire l’Abbé Lambert, dans les autres grandes villes, les maires appuyaient ouvertement les rebelles nationalistes.

Ce sont ces maires Lemoine (Mostaganem), Bellat dit le consul de Franco en Oranie (Sidi-Bel-Abbès), Payri (Mercier-Lacombe/Sfisef), Galibert puis Azam (Tiaret), l’inamovible Lebon (Frenda), Yung (Lourmel/El Amria), Courtaut Léon (Lamoricière/Ouled Mimoun) et son frère Léo, les frères Chanfreau tous deux maires, tous bons catholiques, qui font que « L’Oranie est devenue le champ d’action des fascistes espagnols qui se croient tout permis13. » Presque tous se retrouvent au sein de la puissante Fédérations des Syndicats Agricoles de l’Oranie. Ce sont eux qui ramassent armes et argent pour Franco. Ce sont eux qui dénoncent l’appui du Front Populaire au Négus Haïlé Sélaissé qu’ils traitent « d’esclavagiste contre l’œuvre civilisatrice de Mussolini » ; ce sont eux qui enfin disent préférer Hitler au Front Populaire. Mgr Durand accueillera avec satisfaction la prise de pouvoir par le maréchal Pétain, la divine surprise.

Et l’Église ? L’évêque avait accueilli avec satisfaction la formation d’un Front anti-Front Populaire qui rassemble le Parti Social Français, ex-Croix-de-feu et le Front Paysan dont une partie des adhérents avaient rejoint le Parti Populaire Français de Jacques Doriot, lequel préfère soutenir l’abbé Lambert et son Rassemblement National d’Action Sociale. Ce Front à deux têtes s’affiche antisémite, anti-maçonnique et anti-marxiste et se partage l’électorat catholique. Personne ne s’offusque lorsque l’abbé Lambert écrit dans Oran Matin : « Messieurs les Juifs en voilà assez ! ». L’antijudaïsme trouve ses justifications jusque dans les faits divers. Déjà en 1925, la mort d’une jeune téléphoniste Juliette Tordjman avait été qualifiée de meurtre rituel. N’acceptant pas son projet de mariage avec un catholique, ses parents l’auraient tuée. En 1935, le procès d’Aaron Zaoui, accusé de meurtre, redonne vigueur aux antisémites.

Personne ne répond à Michel Rouzé lorsqu’il dénonce dans Oran républicain dont il est le rédacteur en chef et l’éditorialiste, « les tendances séparatistes des agrariens. Ne disent-ils pas que peu nous importe d’être Français, si c’est pour subir la loi d’un gouvernement Front populaire ! Mieux vaudrait Hitler14 ! »

Il reste dans cette histoire interne de l’Église d’Oran à retrouver la version oranaise de l’Action catholique. Il ne m’est pas apparu que l’évêque Durand se soit opposé au développement de l’Action Catholique de la Jeunesse Française fondée en 1920, ni avoir nié la nécessité de la mobilisation des jeunes au sein de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne, en 1929, ni à la Jeunesse Agricole Chrétienne mise en place à l’initiative de l’archevêque d’Alger en 1934, ni à la Jeunesse Estudiantine Chrétienne, ni aux Scouts de France. A Oran, les œuvres de charité catholiques et les associations caritatives encouragées par l’Église étaient nombreuses. L’association Sainte Jeanne d’Arc, « soupe des pauvres » que présidait le Docteur Edouard Jarsaillon, se fixait comme but de « favoriser toutes les initiatives destinées à promouvoir le sentiment patriotique ». S’il y a bien un Foyer du Pauvre, Soupe aux Mesquines, l’Oran catholique ne connaît pas d’équivalent de l’AMINA15 d’Alger.

Dans les années 1930, les clubs sportifs étaient tous parrainés par un groupe politique ou religieux : la Jeunesse Unioniste Sportive, la J.U.S. du Cercle Don Bosco d’Eckhmülh et les célèbres Spartiates, la Jeunesse Sportive de Saint-Eugène (J.S.S.E.) étaient encouragés par les catholiques ; la communauté juive supportait le Club des Joyeusetés (C.D.J.), les musulmans l’USMO, les socialo-communistes le Club Athlétique Liberté Oran (C.A.L.O.). De la même manière, mais dans un domaine différent, on doit à l’évêque la Cathédrale, aux conditions imposées semblerait-il par le Gouverneur Général mais qui dans son style architectural néo-byzantin ou romano-byzantin tranchait nettement avec le style néo- mauresque imposé pourtant par le Gouverneur Général Jonnart, en vogue dans ces années 1910. Il s’y opposait même.

Il y aurait aussi et enfin à étudier les rapports de l’Église avec la loge maçonnique la plus importante d’Oran, l’Union Africaine, et situer la place et les positions politiques de l’Église Réformée16.

Et après 1954 ?

L’épiscopat du tout-puissant évêque Bertrand Lacaste est mieux connu. Plus que jamais, le recours aux archives diocésaines d’Oran et d’Alger permettrait de confirmer la divergence de vues entre l’évêque d’Oran et l’archevêque d’Alger. Soucieux certes de la sécurité et de l’avenir de ses paroissiens, l’évêque avait tout de même protégé un abbé Bérenguer inquiété par la police pour ses accointances avec le FLN et surtout par rapport à ses prises de positions franchement exposées depuis 1956. Il y aurait à sortir (ou en tous les cas à entrer dans les détails) de cette légende noire des curés tous acquis à l’O.A.S. Il est vrai que certains clochers d’églises à Oran avaient servi de point d’appui aux snippers de l’O.A.S. Mais en face, la vie du curé de Bedeau/Ras el Mas, le père Delacommune, est à écrire. Il y aurait à mieux connaître celle d’Henri Quiévreux de Quiévrain, maire de Télagh, catholique et monarchiste assassiné par l’O.A.S., le 22 février 1962 à Oran. Enfin, le 29 juin 1962, Mgr Lacaste préside avec le Cheikh Tayeb el Mehaïdji un grand meeting de réconciliation entre les deux communautés et en présence du chef de la Zone Autonome d’Oran le capitaine Nemiche.

L’histoire algérienne de l’Église catholique ainsi que celle de l’Église Réformée sont assurément à faire. Elles conduiraient à sortir des lieux communs, des idées toutes faites et des préjugés. Derrière les liens indubitables avec le système colonial, comme ont pu les avoir toutes les institutions nées de ce système, derrière les discours et prises de positions officielles, l’Église catholique – qui ne fut pas toujours l’enfant chérie de l’État colonial – a donné à l’Algérie des hommes et des femmes de bonne volonté. Cette histoire doit en outre sortir de l’analyse, même critique, des discours et des généralités et s’ouvrir à l’histoire sociale et à l’histoire locale. Ces changements de paradigme et d’échelle nous donneraient à lire et à réévaluer ces parcours, nous révéleraient ces alliances et conflits, ces liens particuliers, personnels ou pas, entre personnalités d’origine et de religion différentes. Un champ de l’histoire est à investir.


1Luc Valeroy, Henri Bensadoun, L’Oranie biographique, 1934-1935, Oran, Heintz, 1935.

2 Pierre Mannoni, Les Français d’Algérie. Vie, mœurs, mentalité. De la conquête des Territoires du Sud à l’Indépendance, Paris, L’Harmattan, 1993.

3 Emile Larcher, juriste non conformiste, après avoir relevé que ce peuple musulman « qui a jadis brillé d’un vif éclat (est) aujourd’hui aux derniers rangs des peuples civilisés », dénonce dans le même texte « le danger qu’est pour l’Algérie cette masse où s’amalgament tous les résidus des nations riveraines de la Méditerranée et à laquelle la loi du 25 juin 1889 confère malencontreusement la nationalité et l’électorat ». Il se demande « par quel phénomène le mélange du sang des bandits calabrais et des inquisiteurs de la Basse Espagne devient du plus pur sang français ».

4 Confédération Générale du Travail Unitaire proche du parti communiste.

5 René Rémond, « Droite et Gauche dans le Catholicisme Français Contemporain », Revue française de science politique, vol. 8, n° 3, 1958.

6Jacques Gandini , Eglise d’Oranie, 1830-1962, Chez l’Auteur, Calvisson, 1992, p35.

7 Id., p286.

8Id., p49.

9Id., p34.

10 Dermendjian Geneviève, Entretiens avec l’abbé Bérenguer.

11 Compte rendu d’une conférence du Père Coulet, in L’Effort algérien, 10 janvier 1936.

12 Cf. Koerner Francis, « L’extrême-droite en Oranie (1936-1939) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, oct.-dec. 1973 et « Les répercussions de la guerre civile espagnole en Oranie (1936-1939) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1975.

13 Le Semeur, hebdomadaire de la Fédération SFIO d’Oran, 22 août 1936.

14 Oran républicain, 24 juillet 1937.

15 Sur cette association Assistance Morale aux Indigènes Nords-Africains. Cf. Mahfoud Kaddache, La vie politique à Alger 1919-1939, Alger, SNED, 1977.

16 Dans les années 1930, l’Eglise Réformée Evangélique de France était représentée à Oran par le pasteur Brunet, président du Conseil presbytéral. Le pasteur Brunet avait provoqué un esclandre lors du passage à Oran, en 1932, du sous-secrétaire d’Etat à l’Intérieur, Pierre Cathala. Il s’était rendu compte que le Muphti d’Oran, Si el Habib n’avait pas été convié à la réception des autorités civiles, religieuses et militaires. Les Protestants occupaient des places importantes dans la vie économique de la ville.


Témoignage Chrétien et le dossier Jean Muller

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Malika El Korso, professeure Département d’Histoire,
Bouzeréah Université Alger 2.

 

  1. Présentation de Témoignage Chrétien.

Fondé en novembre 1941, par le père Chaillet, à Lyon, T.C. est un journal de la Résistance1. Il porte la marque de ses origines et demeure fidèle à son idéal des premiers jours : condamnation du nazisme et du racisme, mais aussi du colonialisme, de l’impérialisme, et de l’oppression sous toutes ses formes.

Cet hebdomadaire catholique, n’est ni un porte-parole de l’Église, ni un journal paroissial.

Il se définit comme un journal d’information et d’opinion, se réclamant ouvertement du catholicisme, rendant compte de l’actualité et jugeant les événements en fonction des préceptes de l’Église et de la morale chrétienne.

Plus qu’un journal, T.C. se voulait un véritable mouvement nourrissant la pensée de militants qui prônaient l’anticolonialisme, la justice sociale et la participation des laïcs à la vie de l’Église. C’est ainsi que la mission que s’était fixée T.C. ne devait pas prendre fin avec la chute du nazisme et donc du gouvernement de Vichy. Il se voulait à « l’avant garde pour la défense de l’homme2 ».

Avant d’écrire sur l’Algérie en guerre pour son indépendance, il a écrit sur le combat que les Indochinois livraient au colonialisme français3 et à leur suite les Tunisiens et les Marocains. C’est donc tout naturellement et dans la continuité de sa mission que cet hebdomadaire chrétien, va prendre part à cette nouvelle bataille de l’homme en Algérie.

Cette posture sera qualifiée de « trahison » par ses détracteurs. En pleine Assemblée Nationale, Jacques Soustelle déclarait en février 1957, que « Témoignage Chrétien était avec Le Monde, France Observateur et l’Express, un des quatre grands de la contre propagande française ». C’est dire la place politique occupée par cet hebdomadaire, qui tirait à 100000 exemplaires à l’aube du 1er. novembre 1954. T.C. s’est singularisé par la spécificité de ses prises de position tout au long de la Guerre de Libération nationale. Chaque semaine et sur toute la durée de la guerre, un éditorial auxquels s’ajoutaient des articles, des reportages, des commentaires, des analyses, des prises de position remplissaient les colonnes du journal.

Il a fallu reconstituer l’historique de cet hebdomadaire qui remonte à l’occupation de la France pour saisir le sens et la profondeur de l’action de T.C. La morale, l’engagement et la liberté étaient mis au service du respect de l’homme, de son intégrité physique, morale et de sa dignité. La ligne du journal ne souffre d’aucun embarras, ni sectarisme religieux, culturel ou éthique. Lu par des catholiques engagés qui se recrutent parmi un lectorat de jeunes adultes (25-40 ans) composé surtout de classes moyennes salariées avec de fortes influences ouvrières et de nettes orientations syndicalistes (C.F.T.C.) mais où les universitaires occupent une grande place, cet hebdomadaire est surtout une équipe rédactionnelle et des journalistes convaincus de leur mission, des journalistes talentueux autour du directeur Georges Montaron : André Mandouze (cofondateur de T.C. pendant la Résistance, puis rédacteur en chef jusqu’en 1946, année où il part s’installer à Alger), Robert Barrat, Georges Suffert, Jacques Duquesne (journaliste à la Croix et qui signait ses articles sous le pseudonyme de Jacques Ribbes), Joseph Folliet et plus tard Hervé Bourges… mais aussi des signatures prestigieuses : Charles André Julien, Louis Massignon, Jacques Berque, Kateb Yacine… Rares sont les journaux français qui peuvent se flatter d’avoir eu des collaborateurs aussi engagés et talentueux. Toutes ces plumes prestigieuses, engagés, au service d’un catholicisme ouvert et tolérant ont participé de près ou de loin à l’ouverture de T.C. Cette ouverture synonyme de fidélité aux valeurs de la Résistance sera mise au service d’une autre cause, baptisée « la bataille de la décolonisation ».

« Vérité et justice quoiqu’il en coûte » telle était la devise de ce titre emblématique du militantisme catholique français, qui a lutté par la plume afin de briser les murailles du silence et de l’oppression4 pendant l’Occupation.

Un autre espace de « vérité et justice » allait s’ouvrir en Algérie avec le déclenchement de la lutte armée. La réponse de Paris et d’Alger à la déclaration du 1er novembre 1954 replongera l’équipe de T.C. dans l’ambiance de Paris occupée : état d’urgence, camps de concentration, torture, bombardements, etc… La similitude entre les comportements de la Gestapo envers les résistants français et ceux de la police et de l’armée française envers les nationalistes algériens était telle, que Robert Barrat, n’hésitera pas à parler de « Gestapo française », de « camps de concentration ». Ce parallèle justifiait-il à lui seul l’engagement de T.C. aux côtés des Algériens ? Ce serait occulter la dimension religieuse et morale de l’hebdomadaire qui figure dans la seconde partie de sa devise : « Justice quoi qu’il en coûte ».

Au cœur de la problématique : un organe de presse qui se détache par son approche et ses analyses sur la Guerre de Libération nationale, du paysage médiatique métropolitain. Plus au moins isolé au sein de sa propre famille médiatique, discrètement surveillé par l’Église, combattu par les militaires et les différents gouvernements de la quatrième et cinquième République5, T.C. va faire la guerre à la guerre que menait la France en Algérie. Ses armes : un travail d’enquêtes grâce à un réseau d’informateurs, la dénonciation de la guerre et la mobilisation des Français. Il se battra contre les préjugés avant de chercher à convaincre de la justesse de sa démarche, sinon l’opinion publique française, du moins celle qui lui est toute proche, c’est-à-dire son propre lectorat.

Plus que tout autre thème durant les sept années de guerre, c’est bien la torture qui a provoqué et suscité les débats les plus passionnés, les plus controversés et les plus douloureux. C’est la torture qui a de loin le plus constitué un problème de conscience morale, religieuse et politique pour une large partie de l’opinion française et plus particulièrement pour les chrétiens pour lesquels toute cette période fut un véritable drame de conscience.

Elle a servi de révélateur, écrira Fr. Bédarida, et de test opérant des fractures, suscitant des clivages nouveaux, amorçant des inflexions politiques autant que spirituelles6.

Effectivement on peut se demander si les autres guerres de libération ont suscité autant de questionnements, de rebondissements, de remises en questions, de divisions au sein des catholiques et de l’Église ?

Devant le silence des voix officielles, les réticences des partis politiques et le mutisme de la radio, c’est la presse métropolitaine qui ouvrira le débat avant qu’il ne se transformera assez vite en combat.

Dès le 8 novembre 1954, L’Humanité titre : « Des tortures dignes de la Gestapo7. » L’Express, France-Observateur, Le Monde et T.C. lui emboîtent le pas. Très vite de médiatique, puis de morale, la bataille se transforme en bataille politique.

Pourtant la question des exactions et de la torture a été posée dès les premières semaines de la guerre devant l’Assemblée nationale où a lieu, du 2 au 5 février 1955, un débat sur le « problème algérien ». Beaucoup de faits relevant de la torture pratiquée sur les militants messalistes furent portés à la connaissance de l’Assemblée.

La publication simultanée à partir du printemps 19578 des premiers témoignages de rappelés sur la « pacification » et la torture, les prises de position des autorités religieuses, de certaines personnalités parmi lesquelles des écrivains, des juristes, des politiques et même de hauts gradés dans l’armée alimentent cette campagne médiatico-politique qui prend chaque jour l’allure d’un front anti-guerre d’Algérie. La torture s’impose comme objet de débat. Plus question de la nier, de l’ignorer ou de faire comme si elle n’existait pas.

L’historique de cette campagne ne peut être ici, esquissé. Mais les premiers témoignages datés de la fin de l’année 1956 sont ceux des rappelés qui rentrent chez eux. Le premier témoignage accusatoire qui joua un rôle de catalyseur de la campagne contre les tortures fut celui de Jean Muller, un des dirigeants du scoutisme français, mort dans une embuscade en octobre 1956.

Publié en février 1957 par T.C., ce témoignage constitue, l’une des pièces centrale de la dénonciation de la torture.

  1. Dossier Jean Muller : un catalyseur contre la torture.

La torture en Algérie, une réalité.

T.C. a été l’avant-garde dans la dénonciation de la torture en Algérie. Tout au long de ses huit années de lutte, ses colonnes porteront l’empreinte d’une dénonciation sans cesse renouvelée des méthodes employées par le gouvernement français aussi bien dans la conduite de la guerre que vis-à-vis des prisonniers et de la population algérienne.

Dès le 12 décembre 1954, Robert Barrat dénonce les « ratissages et exécutions sommaires », « les camps de regroupements », « la terreur policière »…

    1. Jean Muller : un témoignage posthume.

Bien que destinataire d’un abandon courrier de dénonciation de la torture (lettres et témoignages de rappelés, d’officiers, de séminaristes, de catholiques ou de non catholiques), le « dossier Jean Muller » est pour T.C. le témoignage le plus bouleversant qui lui soit parvenu sur la guerre d’Algérie : 

Il n’est en aucune façon, précise le journal, une prise de position politique mais tout simplement la démarche intérieure d’un homme jeté dans l’univers de la violence et qui tente de garder cette violence dans des limites raisonnables, si ce mot peut avoir un sens.

Le 15 février 1957, l’hebdomadaire crée l’événement en publiant les lettres posthumes de Jean Muller avec en titre à la une, en gros caractères : « Témoignage Chrétien ouvre le dossier Jean Muller ». En avant-propos, Georges Montaron expliquait pourquoi son journal s’était résolu à faire connaître ce dossier explosif : 

Les mois passent, les faits s’accumulent, les témoignages se multiplient : tous concourent à affirmer l’extrême violence de ce que l’on appelle la guerre d’Algérie. Par respect pour l’honneur de notre pays, nous continuons à nous taire, prenant en face de nous-mêmes la responsabilité de ce silence […]. On nous accusera une fois de plus de nous désolidariser du drame national. Pas plus qu’hier cette accusation n’a de fondement. Devant les faits d’une telle gravité, dire la vérité, c’est rester fidèle à l’honneur de son pays. Si nous avions refusé de publier le témoignage de notre ami, nous aurions tout simplement failli à notre devoir. Nous sommes donc prêts à en assumer les conséquences9.

A vrai dire l’équipe du journal avait hésité à publier ces lettres. Georges Suffert, l’un des rédacteurs de T.C., explique qu’un jour Paul Rendu, responsable de la branche Route-scout vient le trouver à Témoignage Chrétien et dépose sur son bureau le dossier complet des lettres de Jean Muller. Paul Rendu estime qu’elles doivent être rendues publiques afin que l’opinion française soit au courant de ce qui se passe en Algérie.

Le Comité de direction du journal hésitera plusieurs semaines ; personne jusqu’alors n’a officiellement parlé de tortures ; les mots de « corvée de bois », de « baignoire », de « magnéto », font leur apparition dans notre univers mental.

Finalement, pour ne pas livrer d’un seul coup de tels faits à un grand public, le comité de direction décide d’agir en deux temps : publier des extraits choisis dans son hebdomadaire suivis de la publication de l’ensemble du dossier dans les Cahiers du Témoignage Chrétien à tirage restreint. Contre toute attente la publication du Dossier Jean Muller dans une brochure publiée dans les Cahiers du Témoignage Chrétien (n°XXXVIII) a l’effet d’une « véritable bombe médiatique », nous dira G. Montaron.

Trente-quatre mille (34000) exemplaires seront vendus en quelques semaines. Un succès qui dépassait toutes les attentes du comité de rédaction obligé de recourir à d’autres tirages pour satisfaire la forte demande d’un lectorat en apparence secoué par de telles révélations et avide de connaître la vérité.

Quatre fois, nous ferons réimprimer le document Jean Muller, parce que jamais nous n’en aurons assez pour satisfaire aux demandes […]. Dans les années qui suivirent, d’autres documents bien plus atroces devaient voir le jour. Muller n’avait pas vu le quart de la vérité ; mais ce témoignage d’un chef scout, moralement incontestable, constituait la première révélation10.

Des années plus tard, G. Montaron reste encore surpris que ce numéro de T.C. n’ait pas été saisi, alors que, L’Humanité, qui en a publié quelques « bonnes feuilles », le 26 février 1957, le sera. La brochure, elle, continuait à circuler sous le manteau, avec des ventes à succès à la sortie des facultés et des églises11.

    1. Qui est Jean Muller ?

Né à Metz en 1931, dans une famille de la petite bourgeoisie catholique, il entre dans le scoutisme à l’âge de 13 ans. Après des études moyennes, il effectue son service militaire entre 1951-1952 puis sera représentant de commerce jusqu’en octobre 1955, date à laquelle il est recruté en tant que permanent au sein de l’équipe nationale Route des Scouts de France12. Ceux qui l’ont connu le décrivent comme un homme sportif, courageux, sensible et chaleureux.

Partir pour témoigner ?

L’Algérie étant considérée comme une province française, une partie du contingent métropolitain y était affecté pour effectuer son service militaire. Au lendemain du 20 août 1955, le président du Conseil Edgar Faure décide le maintien sous les drapeaux du contingent 1954-1 qui devait être libéré à partir du 1er novembre 1955, et le rappel du contingent 1953-2. Ces décrets provoquent des mécontentements. Dans les casernes les maintenus sous les drapeaux s’agitent et manifestent leur refus de partir. Plusieurs manifestations ont eu lieu dans différentes gares de France (5, 11 septembre, et 8 octobre 1955) mais ils seront rapidement repris en main par l’autorité militaire.

En réponses aux mesures prises en avril et mai 1956 par le gouvernement Guy Mollet de rappel et de maintien sous les drapeaux, d’autres manifestations éclatent un peu partout en France. Les rappels d’avril et de mai 1956 concernaient environ 200 000 disponibles, parmi lesquels Jean Muller qui avait envisagé l’insoumission. A la suite d’une discussion avec le commissaire national Route-Scoute, Paul Rendu, il décide de rejoindre son lieu d’affectation en Algérie.

J. Muller était parmi les premiers « Routiers » de Metz à partir pour la guerre en Algérie. Sergent, il est affecté le 14 juin 1956 au 146e Régiment d’Infanterie.

Que se passe-t-il dans la tête de ce jeune appelé qui s’est laissé convaincre par son chef hiérarchique scout ? Quel comportement adoptera-t-il face à la mort ? Scout et catholique, quelle attitude aura-t-il une fois confronté à la torture, une fois mis en présence des tortionnaires et des torturés ? Supportera-t-il le regard des uns et des autres ou bien se révoltera-t-il lui qui a promis à son chef scout de ne rien laisser passer ? Quelle(s) forme(s) prendra sa révolte ? Pourra-t-il résister à l’engrenage de la violence sous toutes ses formes ? Celle de la toute-puissance du chef ou plus encore celle de la force attractive et écrasante du groupe dominant qui fait de la violence son arme et son métier.

J. Muller qui est affecté en tant que permanent au Service des soldats, structure commune créée par l’Association Catholique de la Jeunesse de France et les Scouts de France, destinée à fournir aide spirituelle et matérielle aux soldats, choisit de s’exprimer à travers des lettres qu’il adresse à ses amis de La Route et principalement à son frère. Il est en proie à une profonde crise intérieure. « C’est le début d’un long cheminement spirituel qui conduira pas à pas Jean Muller à une inquiétude chaque jour plus dramatique13. »

L’écriture de lettres de plus en plus longues, à intervalles de plus en plus rapprochés, jusqu’à deux à trois lettres par jour en disent long sur les enjeux éthiques, spirituels et idéologiques de cette présence algérienne.

Écrire devient un acte réfléchi, un engagement, peu importe le support. J. Muller ne s’est pas contenté de la parole silencieuse portée par des lettres qui tout compte fait auraient pu rester confidentielles. Il a témoigné sous les drapeaux et clamé son indignation et sa révolte de l’injustice. Ses lettres contiennent une réflexion de nature morale, éthique sur le rapport à la guerre, à la torture, à l’Algérie. Il est l’un des premiers rappelés (ses lettres datent de 1956) à utiliser le terme de « corvée de bois » et à évoquer la « magnéto ».

A la suite de sa mort, intervenue au cours d’une embuscade le 27 octobre 1956 à Tablat14, le frère de J. Muller, ses proches et amis rassembleront ses correspondances qui donneront naissance au « Dossier Jean Muller » publié par T.C.

Le « Dossier Jean Muller », comprend deux parties. La première est intitulée : « Le Dossier Jean Muller ; extraits des lettres de Jean Muller tombé fin octobre 1956 en Algérie, lors d’une embuscade ». La seconde partie de la brochure est consacrée, à la description des camps d’internement en Algérie où se trouvent plusieurs milliers de détenus algériens juste parce qu’ils sont suspects, vivant dans des conditions matérielles et physiques intolérables. Ces documents ont été ajoutés par T.C. pour enrichir et illustrer les lettres de J. Muller qui raconte sur dix-neuf pages et selon une démarche chronologique, les quatre mois et demi qu’il passa en Algérie.

Il y raconte d’abord sa rencontre avec le racisme. Il demandera naïvement à une serveuse dans l’un des bars d’Oran, de lui préparer « un sandwich pour un petit cireur de bottes, arabe ». La réponse de la serveuse, laissa le métropolitain pantois. « Laissez les tous crever, c’est de la mauvaise graine. Si vous voulez vraiment un sandwich, j’y mettrai du poison ».

J. Muller découvrait de jour en jour la face cachée de l’autre Algérie. Celle des Algériens exclus, exploités, humiliés et sans droits. Le jeune appelé n’était pas au bout de ses peines ; la culture raciste avait pris racine jusque parmi les parachutistes.

Même état d’esprit chez la buraliste qui refusa de lui servir des journaux de Paris : « Allez en face chez les Arabes. Si je ne les prends pas », ajoutait la buraliste, « c’est pour ne pas avoir un défilé continuel d’Arabes».

Ce racisme primaire faisait-il partie de la culture de l’Européen de la rue ? J. Muller qui se déplaçait de temps en temps avec d’autres militaires en stop, rapporte dans ses correspondances, l’anecdote suivante, haute en couleurs :

Un ménage français qui nous transportait nous dit : « Tuez-en beaucoup, un chacun ». Réponse ironique de J. Muller: « Mais c’est qu’il y a beaucoup de rebelles, car nous sommes 400 000 soldats ». Commentaire du ménage français : « Oh ! Ils sont tous des fellagas, tuez-en chacun douze ».

En somme, c’est la banalisation de la mort. J. Muller constate avec amertume que le racisme avait tendance à s’installer même parmi les rappelés pourtant hostiles dans leur ensemble à la guerre.

Rencontre avec la torture :

Les lettres de J. Muller sont plus qu’un simple récit sur la torture. Le lecteur est introduit à son insu dans le monde terrible des interrogatoires sans fin, des sévices en tous genres avec un descriptif méthodique des lieux de torture, des moyens et méthodes sordides auxquelles l’armée française avait recours pour « pacifier » l’Algérie.

Nous sommes loin de la pacification pour laquelle nous avons été rappelés ; nous sommes désespérés de voir jusqu’à quel point peut s’abaisser la nature humaine et de voir des Français employer des procédés qui relèvent de la barbarie nazie, écrit J. Muller dans l’une de ses lettres à un ami.

L’horreur, un mot qui traverse toutes les lettres de J. Muller et de bien d’autres qui ont eu à dénoncer ou simplement à écrire sur la torture. Laissons le parler :

Il faut que je vous parle longuement des tortures. Quatre sous-officiers et dix officiers avec une section de rappelés s’en chargent ; motif, c’est le seul moyen d’obtenir des renseignements. Au camp de Tablat, il y a en moyenne cent cinquante suspects internés que l’on questionne : courant de magnéto aux parties et aux oreilles, station au soleil dans une cage grillagée15, station nue, à cheval sur un bâton pieds et mains liées, coups de nerfs de bœuf, « coup » de la porte : on pince la main et on appuie.

Un suspect qui devait être emmené à Alger est resté à Tablat toute une nuit. Les pieds liés à un arbre et le dos reposant sur des rouleaux de barbelés ; comme boisson, on lui a donné de l’eau où on avait trempé du linge sale. D’autre part, deux de mes meilleurs amis restés à Sériet ont vu le colonel et deux commandants du 14e. R.C.P. qui questionnaient, assistés de deux paras, les arabes qu’on leur amenait et qui étaient classés « suspects » : courant de magnéto sur un homme que l’on arrose pour que « cela prenne », coups de bâton de 20 cm de diamètre sur tout le corps, couteau que l’on enfonce petit à petit dans la chair, un prisonnier ensanglanté est resté étendu nu un jour et une nuit sur la terre, un suspect balancé dans le vide depuis un hélicoptère (200m de haut). Tous les « suspects » torturés ont été emmenés par les paras qui les ont liquidés.

J. Muller, révolté par ce qu’il voit, éprouve une grande crainte qui a pour nom, engrenage : « Ce que je voudrais simplement te dire », écrit-il à son ami, « c’est te mettre en garde contre les entraînements collectifs auxquels beaucoup ici se laissent prendre. »

Les exécutions sommaires camouflées en « tentatives d’évasion », communément appelées « corvée de bois », sont un autre sujet des correspondances de J. Muller. A un ami il raconte que « les exécutions sommaires sont nombreuses », à un autre, il décrit avec beaucoup de détails comment les autorités miliaires procédaient.

Le 29 août [1956] la troisième compagnie partait en corvée de bois avec vingt suspects et les abattait au col du Bekkar, lieu de l’embuscade qui avait coûté treize morts au deuxième bataillon du 11e Régiment d’Infanterie. Ils étaient achevés de balles dans la tête et laissés sur place sans sépulture. On a alerté la gendarmerie pour constater le décès de vingt « fuyards » qui avaient été abattus. Le commandant dit en conclusion : « Voilà, vos camarades du 117e R.I. sont vengés. Ce sont ces arabes qui ont tué vos camarades. D’ailleurs, si ce n’est pas eux, ceux-là ont payé pour les autres »16.

J. Muller conclut sa lettre en écrivant qu’il a pris le parti des plus déshérités des fils de Dieu, d’autant que sa religion lui a appris à ne pas faire de différence entre les hommes. Il pria beaucoup pour « qu’enfin la paix, la justice et l’amour aient droit de cité sur cette terre ensanglantée d’Algérie »17.

Dans une de ses correspondances, il se plaint des pressions, du chantage, des menaces dont il était l’objet :

On a essayé de me posséder. Comme je me moquais des honneurs (grades etc.), on a voulu m’avoir par les menaces sous les prétextes les plus divers ; on a essayé par trois fois de me casser, puis on m’a muté dans une autre compagnie18. Le commandant et mes officiers connaissent mes opinions, mais jusqu’à présent personne, n’a osé m’attaquer de front, car je me suis toujours présenté comme chrétien, jamais comme faisant de la politique.

Ces lettres ne sont pas de simples écrits, ni des complaintes. Les messages qu’il adresse à ses amis ont une autre fonction : mobiliser ceux qui sont appelés à rejoindre les rangs de l’armée française en Algérie et assurer la continuité de l’action catholique.

    1. Impact et conséquences du dossier Jean Muller :

Le témoignage de J. Muller est l’exemple type de ces militants isolés que leur conscience politique ou religieuse pousse à réagir. Le témoignage, une fois le service accompli, compensait le faible impact sur le terrain, c’est à dire au sein même de l’armée. Cela se comprend aisément du moment que les « perturbateurs » étaient muselés, isolés puis mutés dans des zones à risques. C’était le cas de J. Muller muté au douar Mihoub, en pleine montagne.

Qui pouvait mettre en doute le témoignage de ce jeune scout catholique, apolitique, qui racontait au jour le jour la « pacification » et ses horreurs ? Sa formation, son statut, sa présence quotidienne sur le terrain des opérations, étaient sa crédibilité.

La publication à titre posthume de ses lettres, n’était en rien comparable aux écrits ou reportages journalistiques. En publiant les lettres de J. Muller, l’équipe de T.C. était consciente qu’elle allait être la source d’un événement médiatique et politique majeur.

Pour mesurer le retentissement du dossier J. Muller, il suffit de citer un chiffre : 34 000 exemplaires furent tirés sur les rotatives de T.C. qui réalisera sa meilleure opération médiatique durant toute la guerre. Michel Winock, historien mais aussi témoin et acteur de cette période, écrira plus tard que ce témoignage fut le plus bouleversant parmi les nombreux écrits relatifs à la « pacification » qui avaient pu exister jusque-là19.

Le Monde s’empare du dossier le 23 février 1957, puis c’est L’Humanité qui reproduit des extraits le 26 février dans un article au titre détonant : « La pacification, vue du côté de la mitraillette ». Le journal est immédiatement saisi et accusé d’atteinte à la sûreté de l’État. L’hebdomadaire France-Observateur titre le 28 février : « Le dossier Jean Muller est ouvert ». Ce journal affirme que « ces lettres constituent le plus bouleversant “ dossier ” qui ait été présenté sur la répression en Afrique du Nord ». Il est significatif de relever que T.C. ne fut pas saisi.

A ce titre, Résistance Algérienne, exploitera au maximum ce dossier en publiant des extraits qui se terminent par un commentaire sous forme d’appel aux Français :

Tous les Français n’ont pas perdu le sens moral, le courage réfléchi de crier la vérité. La France authentique se retrouve de temps en temps en certains de ses fils20

Les conséquences : la crise de la Route-Scout

Comment a réagi la grande famille, Scouts de France, à la publication des lettres de Muller ? La Route Scout décide en mai 1957, d’insérer un encart à l’attention de ses lecteurs. « As-tu lu les extraits des lettres de Jean ? Tu peux les demander à Témoignage Chrétien ». Il faut dire que c’est la première fois que La Route s’engage dans la politique. Jamais elle n’est allée aussi loin dans la dénonciation de la guerre ce qui va provoquer un conflit qui dépassera le cadre même des Scouts de France. L’objet du conflit, l’encart qui sera censuré par le Commissaire général des scouts, Michel Rigal. C’est la crise. Paul Rendu, le Commissaire national de la branche Route et son équipe au complet démissionnent le 9 mai 1957.

En plus de l’encart qui a été saisi, les deux revues, La Route et Le Chef, pratiquèrent l’autocensure en ne publiant pas les lettres d’un des leurs. Michel Rigal craignait que les lettres de J. Muller divisent le mouvement Scouts de France. Il estimait qu’il n’avait pas le droit d’entraîner dans des prises de positions politiques un mouvement d’éducation chrétienne qui se voulait apolitique, tout comme il voulait éviter l’intervention de la hiérarchie catholique dans les affaires des scouts. Les lettres de J. Muller, et par extension la guerre d’Algérie, ont provoqué une grave scission au sein des Scouts de France.

Les débats au sein des Scouts de France, la crise de La Route, la démission des dirigeants de l’Association Catholique de la Jeunesse de France et de la Jeunesse Étudiante Chrétienne, illustrent à souhait le drame qu’a constitué pour la jeunesse catholique et l’Église la guerre d’Algérie.


1Malika El Korso, La Guerre de Libération nationale algérienne dans la presse catholique métropolitaine. Le cas de Témoignage Chrétien : Etude monographique et thématique 1954-1962., Thèse de Doctorat d’État (ancien régime) soutenue à l’université d’Oran-Sénia, décembre 2007, 2 volumes, 780 p., sous la direction des professeurs René Gallissot et Ménouar Sam.

2Jean-Pierre Gault, Histoire d’une fidélité : Témoignage Chrétien 1944-1956, Paris, Ed. Témoignage Chrétien, 1963.

3Dés 1945, alors que les pratiques nazies sont encore présentes dans tous les esprits, la presse se fait l’écho de méthodes détestables. En 1949, éclate une affaire qui fera beaucoup de bruit : Jacques Chegaray, journaliste, envoyé spécial en Indochine a recueilli le témoignage de tortionnaires français qui lui ont décrit diverses méthodes de torture. Son article est publié dans T.C. le 29 juillet 1949 sous le titre : « A côté de la machine à écrire, le mobilier d’un poste comprend une machine à faire parler ».

4 François et Renée Bédarida, La Résistance spirituelle 1941-1944. Les Cahiers clandestins du Témoignage Chrétien, Paris, Albin Michel, 2001.

5Dans sa livraison du 7 mars 1958, Montaron nous apprend que pour la 68iéme fois, Témoignage Chrétien est saisi en Algérie. En juillet 1958, il dépassera sa 80iéme saisie. Le général De Gaulle ne se montrera pas plus libéral que ses prédécesseurs. G. Montaron a comptabilisé plus de 96 saisies entre 1954 et 1962.

6La guerre d’Algérie et les chrétiens, in Les Cahiers de l’I.H.T.P., n°9, octobre 1988, p.7.

7L’Humanité, 8 novembre 1954 : « Des tortures dignes de la Gestapo (lavages d’estomac supplices électriques etc.) sont infligées à des Algériens détenus à Batna par la police ».

8Il est à signaler que dès la première année de la guerre, des révélations sur la torture sont régulièrement portées à la connaissance des députés et du gouvernement. Dans la société civile, les plus conscients réagissent et s’organisent, comme par exemple la constitution, le 5 novembre 1955, d’un Comité d’Action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord qui regroupe plus de « 300 universitaires, scientifiques, écrivains, journalistes, artistes dont Roger Martin du Gard, François Mauriac, Irène et Frédéric Joliot-Curie, Jean-Paul Sartre, Charles-André Julien, Robert Barrat, André Mandouze etc…. ». Attaqué publiquement par Soustelle, alors gouverneur général d’Algérie, le Comité passe à l’offensive en portant le 3 décembre 1955 de lourdes accusations contre la politique française en Algérie :

Nous pouvons dès aujourd’hui affirmer solennellement :

  1. Il existe des camps de concentration pour civils non délinquants en Algérie.

  2. La torture policière, un moment suspendue ou freinée, a repris en Algérie.

  3. Des civils et des militaires français se sont rendus coupables d’assassinats collectifs de populations civiles en Algérie. Il s’agit là, non de phénomènes isolés, mais d’actes systématiques.

Cité par Patrick Kessel, Guerre d’Algérie, écrits censurés, saisis, refusés 1956-1960-1961, Paris, l’Harmattan 2002, p.97.

9T. C. 15 février 1957 n°618 : « L’affaire Jean Muller ».

10Georges Suffert, Les catholiques et la gauche., Paris, Maspero, 1960, p.115.

11Entretien avec G . Montaron, Paris, 1990.

12Valentine Gauchotte, Les catholiques en Loraine et la guerre d’Algérie., Paris, L’Harmattan, 1999, pp.28-30. Jean-Jacques Gauthé, « Jean Muller, un rappelé témoin à charge. », Histoire du Christianisme Magazine , mars 2001, n°6.

13« De la pacification à la répression, le dossier Jean Muller », Cahiers du Témoignage Chrétien, XXXVIII, p.5

14Sa mort a donné lieu à certaines spéculations. Le bruit avait couru que J. Muller aurait été « exécuté sur ordre de ses chefs parce qu’il était un témoin embarrassant », op. cit., p. 144.

15« A El Esnam, sur la route d’Alger à Constantine, où sont cantonnés un escadron du 5e Chasseurs d’Afrique, puis un autre du 19e Chasseurs, « il existe une “cage” pour suspects. Il s’agit d’un trou creusé dans le sol, de 5 à 6 mètres de profondeurs sur 4 mètres de large et 8 à 10 mètres de long. Le dessus est grillagé avec du fil barbelé, avec un endroit libre pour permettre aux suspects d’être descendus par une échelle dans ce trou. Les effectifs varient suivant le résultat des opérations locales, de 10 à 60 hommes. Il n’existe aucune protection contre le soleil ou les intempéries. Dans la journée, les suspects sont employés à divers travaux et redescendus le soir, dans ce trou ». Henri Alleg, La guerre d’Algérie, T. 2, Paris, Temps actuels, 1981, p.161.

16Cahiers de Témoignage Chrétien, XXXVIII, op. cit., pp. 14-15.

17Idem.

18Ce qu’a écrit H. Alleg, à propos des rappelés communistes, s’appliquait à tout initiateur d’une action contraire à la logique de la guerre. « Tout d’abord, ils sont éparpillés et se retrouvent assez nombreux pour s’entraider. Quand l’un a la volonté de faire « faire quelque chose », il doit déployer, avec beaucoup de précautions, des efforts immenses pour vaincre l’hostilité, les préjugés, ou seulement l’indifférence, le conformisme de ses compagnons. Et la hiérarchie militaire, à tous les échelons, veille. Le militant identifié est isolé, menacé, brisé par des brimades, voire froidement exposé à la mort… ». Henri Alleg, idem., p 266.

19Michel Winock, La République se meurt, Seuil, Paris, 1978, p. 156.

20Résistance Algérienne , du 10 au 31 mars 1957, n° 24-25.

Les institutions catholiques et protestantes et la guerre de libération algérienne

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Darcie Fontaine, assistant professor of History,
University of South Florida, Etats-Unis.

 
Je crois que nous commençons cette journée d’étude avec certaines idées communes, dont peut-être les plus évidentes sont, d’une part, que la guerre de libération algérienne a été un événement bouleversant pour les chrétiens en France et en Algérie, et d’autre part, que les chrétiens ont été profondément impliqués dans l’élaboration des aspects moraux et idéologiques du conflit, par la mobilisation d’un large éventail de croyances théologiques et politiques. C’est pour cela que nous sommes ici. Aujourd’hui, je me trouve chargée de la tâche d’examiner d’un peu plus près les prises de positions des institutions catholiques et protestantes face à la guerre de libération et leurs conséquences.

L’importance des institutions chrétiennes dans cette période est évidente. Mais, aujourd’hui je voudrais souligner deux éléments clés qui illustrent, à mon avis, ce qui a fait de cette guerre un événement majeur dans l’histoire du christianisme. Premièrement, ces institutions et surtout les autorités religieuses ont eu la responsabilité de fournir une orientation morale à leur clergé et à leurs paroissiens dans un contexte miné politiquement et moralement ambigu. Leurs discours tenus sur des questions morales et politiques comme l’usage de la torture, l’insoumission, l’OAS et même la légitimité des aspirations à l’indépendance des Algériens, ou l’absence de ces discours, ont eu des conséquences graves sur les fidèles. En fait, l’un des aspects le plus remarquable de l’histoire des institutions chrétiennes (et je me limite ici aux autorités catholiques et protestantes) face à ce conflit est l’absence presque totale d’une position nette sur la décolonisation (à l’exception notable du Conseil œcuménique des Églises et de certaines interprétations, celle de Mgr Duval). Les raisons de cette absence remarquable étaient diverses. Par exemple, même si Mgr Duval, l’archevêque d’Alger depuis 1954 et l’Assemblée des cardinaux et archevêques, dirigeants ecclésiastiques en métropole, partageaient la même volonté de laisser « le pouvoir temporel… dans son domaine, indépendant du pouvoir spirituel… », leurs motivations n’étaient pas toujours identiques1. C’est pourquoi il est important d’analyser ces institutions d’un peu plus près en commençant avec l’échelon local en Algérie jusqu’au plus haut niveau des institutions catholiques et protestantes, tels que le Vatican et le Conseil œcuménique des Églises.

Deuxièmement, en Algérie, comme dans de multiples contextes coloniaux, les institutions chrétiennes étaient des symboles très forts du pouvoir colonial et surtout dans le cas de l’Algérie, des liens entre la “terre” et la population d’origine européenne. Même si l’Algérie n’était pas le premier exemple de décolonisation impliquant les chrétiens d’une manière très explicite, ce conflit était des plus significatifs : le niveau de violence physique et verbale impliquant des valeurs chrétiennes pouvait, d’un côté, assurer l’avenir du christianisme en Algérie ou, de l’autre, le conduire à sa fin violente. C’était cette deuxième possibilité alarmante qui fut reconnue par plusieurs figures importantes, tels que Willem Visser‘t Hooft, secrétaire-général du Conseil œcuménique des Églises entre 1948 et 1966, lequel voulait assurer une présence chrétienne dans le monde entier, même dans les pays en processus de décolonisation. Pour lui et pour d’autres autorités chrétiennes, l’Algérie était le baromètre de l’avenir du christianisme dans un monde postcolonial.

En 1954 en Algérie, l’institution chrétienne la plus influente était, évidemment, l’Église catholique. Les quatre diocèses d’Alger, Oran, Constantine et Laghouat offraient un foyer spirituel à environ 800 000 membres (plus ou moins pratiquants) de la population d’origine européenne (et quelques centaines de pratiquants algériens)2. Ces diocèses et l’épiscopat algérien faisaient partie des Églises de France et l’Archevêque d’Alger était membre de l’Assemblée des cardinaux et archevêques dès sa création en 1951. Dans le même temps, l’Église en Algérie était plutôt identifiée par son héritage colonial. L’histoire de l’Église dans l’Algérie coloniale est un sujet très large, déjà bien traité par certains entre nous aujourd’hui. Afin de respecter les limites de temps, je vais donc me limiter à un bref aperçu.

Dès l’arrivée de l’armée française en Algérie en 1830, l’Église s’est trouvée liée à l’entreprise coloniale. La conquête a été célébrée par les autorités catholiques par une messe et un Te Deum dans la Casbah d’Alger et à Rome dans la basilique Saint-Pierre pour célébrer « la résurrection de l’Église d’Afrique »3. Pour les chrétiens, l’Algérie du dix-neuvième siècle semblait une terre de possibilités : l’héritage romain de Saint Augustin fournissait une justification historique et morale de leur présence, tandis que l’existence d’une population européenne au milieu d’un monde « indigène » rendait nécessaire la présence des structures traditionnelles de l’Église (clergé, édifices, etc.) et autorisait une présence missionnaire significative. Le Cardinal Lavigerie, premier archevêque d’Alger à partir de 1867, a été l’un des personnages fondamentaux dans le processus de consolidation du pouvoir ecclésiastique dans l’Algérie coloniale. Il a promu l’ouverture politique à la Troisième République et la création de la Société des missionnaires d’Afrique. Toutefois les ouvrages de Karima Dirèche sur l’action missionnaire des Pères blancs en Kabylie, et de Julia Clancy-Smith sur Émilie de Vialar et les Sœurs de Saint-Joseph montrent que le pouvoir de l’Église en Algérie a été contesté à plusieurs niveaux4.

De fait, la population locale a notamment résisté aux tentatives de conversion au christianisme5. Une minorité des structures de l’Église est certes restée dédiée à l’activité missionnaire, notamment les pères blancs et sœurs blanches. Toutefois, l’arrivée de populations européennes principalement catholiques et les échecs rencontrés dans le projet de conversion des musulmans ont facilité la transition de l’Église en tant qu’institution principalement au service de la population européenne. Même s’ils n’étaient qu’une petite minorité parmi les chrétiens d’Algérie, la population protestante a suivi une trajectoire comparable à celle des catholiques6.

Il faut dire que même si on peut faire des caractérisations historiques de l’Église, les attitudes de l’épiscopat et de la population chrétienne en France et en Algérie n’étaient pas monolithiques, surtout après le déclenchement de la guerre d’indépendance. Même avant 1954, les divisions concernant les pratiques coloniales et la responsabilité des chrétiens dans la propagation de l’injustice sociale et politique sont apparues au sein des communautés chrétiennes et du clergé. A cet égard, Mgr Duval est un personnage clé, une figure presque mythique dans l’histoire du christianisme en Algérie et le symbole de l’Église catholique pendant la guerre d’indépendance. Dès son arrivée en Algérie en 1947, en tant qu’évêque de Constantine et d’Hippone, il s’est distingué d’un clergé ayant une réputation de conservatisme et d’attachement profond à l’Algérie française7. Nommé archevêque d’Alger en mars 1954, il s’est retrouvé non seulement face à une population catholique divisée, mais aussi en présence d’un clergé politiquement et théologiquement très divers. D’un côté, il y avait les prêtres comme le Père Scotto et les équipes de la Mission de France, lesquels étaient très engagés en faveur de la population algérienne et du rapprochement entre les communautés chrétiennes et musulmanes, et s’inspiraient théologiquement du catholicisme social et même parfois du progressisme. De l’autre côté, il y avait une tendance très conservatrice, par exemple, dans le diocèse d’Oran, où l’évêque Mgr Lacaste n’a jamais pris position sur les questions morales ou politiques durant la guerre, à l’exception de sa signature sur la « lettre collective des évêques » de 1955, dont je parlerai plus tard. Dans ce même diocèse d’Oran, plusieurs prêtres prirent clairement position en faveur de l’Algérie française et même plus tard pour l’OAS.

Mais Mgr Duval n’a pas voulu mêler l’Église aux questions politiques. Il avait plutôt trois objectifs principaux qui ont formé sa vision de ce qu’il considérait comme son devoir à la tête de l’Église en Algérie : maintenir l’unité de la communauté catholique au milieu d’un conflit politique et moral ; créer les conditions de la réconciliation entre les communautés chrétiennes et musulmanes, l’une de ses préoccupations dès son arrivée en Algérie; et dernièrement, assurer la présence de l’Église catholique en Algérie quelle que soit la situation politique. Pour faire face à la population divisée, il a exhorté son clergé de rester unis autour de lui et il a interdit aux prêtres d’enfreindre ou « d’ajouter quoi que ce soit » à ses directives. Au début de la guerre, sa vision de la séparation entre la morale et la politique était plus ou moins marquée. Dans la lettre collective des évêques de septembre 1955, l’épiscopat algérien affirmait que « [c’était] l’affaire des pouvoirs responsables de conduire l’Algérie à travers l’incertitude du moment, vers son meilleur destin. Cependant, il y a des impératifs d’ordre moral impliquant le respect des personnes, de leur égalité foncière et de leur devenir fraternel, qui s’impose en toute hypothèse… »8. Toutefois, ce document est célèbre surtout pour cette autre longue phrase :

Assurer la libre expression des aspirations légitimes, respecter les valeurs profondes des civilisations et des cultures, favoriser entre les groupes humaines, les relations, non seulement de mutuelle tolérance, mais aussi de compréhension et d’amicale coopération, rechercher les formes communes où s’exprimera l’accord des volontés en vue du progrès civique ou politique, nous pensons que ce sont là des indications générales qu’on ne saurait négliger sans compromettre les chances de l’avenir algérien9.

Cette notion d’une division du travail entre l’Église et le pouvoir temporel, la morale et la politique, en particulier en ce qui concerne l’Algérie a également été adoptée par l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques en France, qui a abordé la question du statut politique de l’Algérie plusieurs fois. Au grand dam de beaucoup de catholiques engagés, l’ACA a appelé plusieurs fois à la paix et à la justice, tout en s’abstenant de proposer des solutions politiques ou « techniques » aux problèmes algériens, affirmant que c’était « en dehors de [ses] compétences »10.

Pour Mgr Duval, l’usage de la torture était définitivement une question « morale ». Dans un communiqué de 17 janvier 1955, lu dans toutes les églises du diocèse d’Alger, Mgr Duval reprit l’enseignement de Pie XII sur les principes du droit naturel pour « éclairer les consciences » sur la question de l’utilisation de la torture. Parallèlement à ses déclarations publiques à ce sujet, Mgr Duval interpella à maintes reprises les dirigeants politiques et militaires sur la question de la torture et des tactiques de ‘pacification.’ Ainsi, il n’est guère surprenant qu’il se soit montré très critique envers le texte de l’aumônier des parachutistes, le Père Delarue, intitulé « Réflexions d’un prêtre sur le terrorisme urbain »11. Dans ce texte, le Père Delarue justifiait l’usage de la torture et la violence des paras en citant des extraits des discours de Pie XII. Alors que le général Massu « [invitait] toutes les âmes inquiètes ou désorientés » à consulter ces réflexions, Mgr Duval a montré que le Père Delarue avait tronqué plusieurs citations du Pape, n’avait fait aucune mention des textes émanant de l’ACA ou de l’épiscopat algérien et qu’il avait injustement attaqué ses collègues dans le clergé, en particulier les prêtres de la Mission de France, en les traitant de ‘communistes’ antinationaux. Sa conclusion était qu’« on ne [pouvait] pas ne pas penser que ce texte soit gravement condamnable »12.

Ce qui est clair, c’est que pour Mgr Duval, la « morale » impliquait le refus de la torture et la violence, et de la possibilité d’une « guerre sainte » contre la population musulmane, lesquelles seraient justifiées au nom des positions dites « chrétiennes ». Il voulait remplacer ces notions dangereuses par un discours en faveur du respect de la personne humaine, de la justice sociale, du dialogue et de la cohabitation entre les communautés religieuses en Algérie. Mais ces idées n’étaient pas partagées par toute la population catholique en Algérie ni par tout le clergé.

Après sa défense publique des chrétiens dits « progressistes », mis en accusation en 1957 pour avoir aidé le FLN, Mgr Duval a été attaqué énergiquement par les dirigeants militaires et les partisans de l’Algérie française. Au printemps 1957, Mgr Duval a appris par un intermédiaire à Rome qu’un complot avait été organisé par un groupe catholique intégriste, comprenant plusieurs prêtres algériens et des membres du gouvernement français, afin de convaincre le Vatican de le remplacer comme archevêque par quelqu’un ayant plus de sympathie avec la cause de l’Algérie française. Les relations avec l’armée et avec la majorité de la population catholique se sont encore détériorées par la suite. Par exemple, en réponse à ses messages soutenant la politique de Général de Gaulle en 1961, il reçut des dizaines de lettres. Certaines regrettaient que l’archevêque fasse de la politique (laquelle n’était évidemment pas le domaine de l’Église) en refusant de soutenir ouvertement l’Algérie française. D’autres le menaçaient pour ses positions « progressistes ». Presque toutes l’appelaient « Mohamed Duval ».

En France, les institutions catholiques et protestantes, comme l’ACA ou la Fédération protestante de France se préoccupaient avant tout des effets de la guerre sur les chrétiens français. J’ai fait référence tout à l’heure au refus des autorités catholiques de prendre position sur les questions de la décolonisation et la guerre elle-même, jugées « politiques ». Les discours de l’ACA pendant la guerre ont critiqué vaguement les « faits odieux » et « l’oubli parfois total du respect dû à la personne humaine. » Les dirigeants catholiques ont appelé les catholiques français à « respecter et à faire respecter la dignité humaine, à éviter rigoureusement tous les excès contraires au droit naturel et à la loi de Dieu, plusieurs fois d’ailleurs réprouvés par les pouvoirs publics », soulignant l’importance du devoir patriotique 13. Mais les questions morales posées à la population catholique – l’usage de la torture, est-il éthique ? L’insoumission, est-elle permise quand les ordres semblent contre la « loi de Dieu » ? – sont d’abord évitées, laissant les croyants face à un vide moral et politique.

En octobre 1960, l’ACA prend pour la première fois une position nette sur ces questions qui « envahi[ssent] beaucoup de consciences » en condamnant fermement l’insoumission14. Dans le même temps, certains individus notables, comme le Cardinal Liénart, prélat de la Mission de France, ont été beaucoup plus vifs dans leurs condamnations des actions militaires en Algérie. Toutefois, l’absence de direction morale venant de l’ensemble des autorités catholiques a poussé beaucoup de croyants vers d’autres sources d’inspiration éthique, y compris des mouvements de jeunesse ou à agir selon leurs propres consciences.

Comme l’ont souligné des historiens comme Jean-Marie Mayeur, il y a plusieurs explications à cette absence de direction, parmi lesquelles la diversité d’opinions sur la guerre dans l’épiscopat ou l’évolution de l’opinion publique française au long du conflit. Ces explications montrent que malgré une attention particulière aux questions morales – l’insoumission et l’usage de la torture (surtout quand il impliquait les soldats chrétiens) – les chrétiens – les institutions chrétiennes comprises – ne diffèrent guère de la majorité des Français qui, comme Todd Shepard l’a montré, ne pouvaient pas imaginer la possibilité d’une Algérie indépendante, surtout avant 1959.

On trouve une situation comparable chez les protestants français. Même si les institutions protestantes ne sont pas liées à une hiérarchie, la Fédération protestante de France (FPF) a essayé d’unifier les églises protestantes depuis les années 1930 dans une forme de coopération morale et de rapprochement théologique. Pendant la guerre d’indépendance, la FPF, sous la direction du pasteur Marc Boegner, émit plusieurs appels contre l’usage de la torture et en faveur de la paix et la réconciliation entre les communautés en Algérie. Elle s’abstint en revanche d’aborder la question politique de la décolonisation.

La question d’insoumission a pour sa part était largement abordée, notamment dans les mouvements de jeunesse. En 1958 le congrès national de la Fédé (Fédération française des associations chrétiennes d’étudiants) a demandé aux Églises réformées de « se déclarer, pour toute la durée du conflit algérien, très spécialement solidaire des militaires chrétiens appelés à servir en Algérie et qui refuseraient d’obéir à certains de leurs supérieurs, ou croiraient même devoir refuser absolument d’y partir »15. Les Églises Réformées de France n’ont pas répondu à cette déclaration, et même l’Assemblée du Protestantisme à Montbéliard en 1960 qui avait produit un texte plutôt progressif, a refusé de soutenir l’insoumission sauf dans le cas d’une perversion de l’État, ce qui n’était pas le cas présent selon les dirigeants protestants16. Même si les questions morales préoccupaient la jeunesse, c’était l’unité de l’Église qui fut le souci majeur des dirigeants protestants français. En effet, les protestants d’Algérie accusaient leurs coreligionnaires de se mêler d’un conflit qu’ils ne comprenaient pas. Leur principale revendication à leur adresse tenait en conséquence en deux commandements évocateurs : « Taisez-vous et priez »17.

Au niveau mondial, la préoccupation majeure des institutions chrétiennes était l’avenir du christianisme en Algérie. Alors que la guerre devenait de plus en plus violente, la postérité de la religion des colonisateurs faisait désormais question. Bien que le Vatican n’ait pas émis plus qu’une poignée de discours publics sur la décolonisation, cette dernière est devenue l’une de ses préoccupations majeures à la fin des années 1950, surtout à cause de la question de la présence missionnaire dans les pays en voie de décolonisation. En Algérie, la présence missionnaire n’était pas la question majeure. Compte tenu de la présence d’une population d’origine européenne importante, le Vatican a soutenu ouvertement la présence française comme le moyen de maintenir la présence chrétienne en Afrique du nord. Toutefois, il y a eu une certaine modération de cette position avec l’accession du Jean XXIII à la papauté en 1958. En tant qu’ancien nonce apostolique en France, il était très familier avec la situation locale. Ayant fait un voyage en Algérie en 1950, il avait rencontré Mgr Duval et entretenait avec lui des relations très amicales.

Le Conseil œcuménique, comme représentant du protestantisme mondial, avait aussi un intérêt profond pour l’avenir du christianisme dans les pays en voie de décolonisation. En 1954, lors de la seconde assemblée mondiale du Conseil œcuménique à Evanston dans l’Illinois, la Commission des affaires internationales a préparé une résolution appelant le Conseil à soutenir les mouvements de décolonisation mondiaux18. Malgré les conflits internes dans le protestantisme français, un noyau des protestants (comprenant des dirigeants de l’Église réformée) était très proche de la direction du Conseil et de ses idées plutôt radicales concernant la décolonisation. Par exemple, c’était à la demande du pasteur Marc Boegner, président de la Fédération protestante de France et de Madeleine Barot, fondatrice de la Cimade, que Willem Visser ‘t Hooft, président du Conseil œcuménique effectua un voyage en Algérie en 1956 pour évaluer la situation du christianisme et de ses relations avec le monde musulman dans le Maghreb. Son choc face au racisme des protestants pieds-noirs et leur indifférence totale envers la population musulmane l’amena à suggérer qu’il était nécessaire pour les chrétiens français de montrer une image plus positive du christianisme. Sa solution était l’introduction des équipes de la Cimade en Algérie qui pouvaient s’engager directement avec la population algérienne, sans pour autant être impliqués dans une entreprise missionnaire19.

En guise de conclusion, je voudrais vous laisser avec quelques observations. Il est évident que, avec quelques exceptions notables, dont nous allons entendre parler aujourd’hui, la plupart des chrétiens, y compris les institutions chrétiennes, n’étaient pas du tout prêtes en 1954 à faire face aux défis qui se sont présentés avec la guerre de libération algérienne. Les autorités chrétiennes se sont retrouvées face à des problèmes très complexes et une population divisée politiquement et moralement. Même s’il est regrettable de constater l’absence de prise de positions claire sur les questions morales et sur la décolonisation elle-même, il faut rappeler que cela n’était pas du tout la norme ce qui a d’une certaine manière porté préjudice au christianisme français. Les conséquences de ce vide étaient effectivement très graves : des divisions profondes au sein de la communauté chrétienne, la perte d’autorité du christianisme en France, l’amertume durable de la population pied-noire, pour donner quelques exemples. Pourtant, à l’échelle mondiale, la guerre d’Algérie et surtout l’engagement chrétien dans la guerre, sont devenue l’occasion de repenser le rôle du christianisme dans un monde postcolonial. D’autres effets sont également à souligner, tels qu’une forme de démocratisation au sein de la communauté chrétienne, notamment avec l’émergence de personnages singuliers et de mouvements organisés qui ont pris des positions courageuses et qui sont engagés directement dans le conflit, sans attendre l’accord des autorités religieuses. C’est maintenant vers ces histoires que nous allons nous tourner.


1« Eglise et politique », Circ. Nº 5, 3 novembre 1955, cité dans Denis Gonzalez, Cardinal Léon Etienne Duval. La Voix d’un juste (1903-1996) (Alger: ENAG Editions, 2008), 24.

2André Nozière, Algérie: Les chrétiens dans la guerre (Paris: Éditions Cana, 1979), 26. Citant les chiffres des Cahiers d’action religieuse et sociale, nº 271, p. 3, 1er février 1959.

3Noziere, Algérie, 23.

4Karima Dirèche-Slimani, Chrétiens de Kabylie: 1873-1954: une action missionnaire dans l’Algérie coloniale (Paris: Editions Bouchene, 2004); Julia Clancy-Smith, Mediterraneans: North Africa and Europe in an Age of Migration, c. 1800-1900 (Berkeley and Los Angeles, CA: University of California Press, 2011), 247-287.

5La population berbère notamment une cible spécifique de conversion au christianisme à cause du « mythe kabyle. » Sur ce sujet, voir Patricia M.E. Lorcin, Imperial Identities: Stereotyping, Prejudice and Race in Colonial Algeria (New York: St. Martin’s Press, 1995).

6Les registres de l’Eglise réformée de France citent environ 6 000 membres de l’Eglise réformée de l’Algérie en 1954.

7André Nozière, « La communauté catholique d’Algérie et la guerre, » dans La guerre d’Algérie et les chrétiens, cahiers de l’IHTP, nº 9, oct. 1988, 10-13.

8« Lettre collective de l’épiscopat algérien – Les chrétiens et la paix en Algérie. » Archives du Cardinal Duval, Archevêché d’Alger, casier 262.

9Ibid.

10« Lettre collective de l’épiscopat algérien, » 15 Septembre 1955. Archives du Cardinal Duval, Archevêché d’Alger, casier 262, fichier 31; Jean-Marie Mayeur, « Les Evêques et la guerre d’Algérie » dans La guerre d’Algérie et les chrétiens, cahiers de l’IHTP, nº 9, oct. 1988.

11« Aumôniers militaires, » archives du Cardinal Duval, Archevêché d’Alger, casier 282, fichier 3.

12Ibid.

13Mayeur, 40.

14Ibid., 41.

15« Déclaration de la FFACE du 1958 Congrès à Bordeaux, 11 avril 1958 ». Archives de la Fédération française des associations chrétiennes d’étudiants (FFACE), Bibliothèque de la Société de l’Histoire du Protestantisme (BSHP), O23y, carton 19.

16« Déclaration commune sur l’Algérie, » Actes de la Xème Assemblée générale du Protestantisme Français, Foi et Vie, Janvier/Février 1961, 134-135.

17Procès-verbal du Synode national de l’Eglise réformée de France, Royan, 1956. Centre historique des archives nationales (CHAN), Paris, France, Fonds ERF, 107AS/93, Dossier 1.

18« Draft Resolution on the Advancement of Dependent Peoples. » Archives du Conseil œcuménique des églises, Genève, Suisse, CCIA, carton 428.04, file 1.

19« Notes on a Visit to Algeria and Tunisia, » Archives de la Cimade, Paris, France. Carton 3D 10/11 (DZ02), fichier Wisser t’Hooft – Déc. 1956.

Introduction

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Redha Malek, Membre de la délégation du FLN à Evian
et ancien chef du gouvernement.


Ce que vient de dire Mgr l’Archevêque nous a déjà conduit à l’essentiel. Mais je suis, moi aussi, très heureux d’être parmi vous pour évoquer « les chrétiens et la guerre d’Algérie ». Je suis reconnaissant au Centre d’Études des Glycines d’avoir organisé cette journée sur ce thème : Les chrétiens et la guerre d’Algérie. C’est un sujet important, je dirai même passionnant, en un certain sens, et qui permet une réflexion, sur ce qu’est l’Église d’Algérie, aujourd’hui. Elle n’est pas tombée du ciel. Elle était là depuis le début de la période coloniale, mais elle s’est transformée. Il y a, donc, eu la guerre d’Algérie, à partir du 1er novembre 1954. Il y a eu des réactions diverses, les chrétiens ne constituant pas un bloc monolithique. Il y avait ceux qui étaient ouverts sur l’avenir et qui comprenaient les nécessités du changement. Il y avait ceux qui étaient beaucoup plus conservateurs et qui regardaient le présent à travers le passé.

Cependant, dès le déclenchement de la guerre de libération, il y a eu la réaction courageuse de certains chrétiens. Il y a un certain nombre de personnes qui ont manifesté leur position. Et je dois dire que certains chrétiens ont été parmi les premiers à s’exprimer. On les a appelés « chrétiens de gauche ». On peut prendre comme premier exemple Robert et Denise Barrat. Le regretté Robert Barrat, journaliste, a fait sa 1ère interview dans France Observateur, en septembre 55. Cette première interview a eu lieu à Palestro, dans le maquis de Palestro avec Amar Ouamrane, qui fut une des grandes figures de notre guerre de libération. Il a publié son article dans l’Observateur ce qui a provoqué évidemment des réactions extrêmement fermes de la part du ministère de l’Intérieur français de l’époque. On l’accusait de trahison, il ne fallait pas déranger les choses. Il ne fallait pas attribuer à la population algérienne une volonté quelconque de changement, etc. Et cela c’était à la mi-septembre 1955, ou à la fin de septembre… Alors ce journal a été acheté massivement par des préfectures en France pour le retirer du marché. Mais Barrat récidive. Il écrit, également, fin septembre un autre article publié dans Témoignage Chrétien. La police l’a arrêté au moment où il écrivait son article, et il s’est retrouvé en prison. Mais son texte a quand même paru dans Témoignage Chrétien avec cette mention : « cet article n’a pas pu être terminé, étant donné que la police est venue interrompre la rédaction de M. Robert Barrat. »

C’était, à l’époque, très important pour nous. Aujourd’hui, cela nous semble quelque chose de presque banal. Mais à l’époque ce fut une réaction très importante, un signal pour les Algériens. Un signal de quelqu’un qui comprend la nécessité de rendre justice à ce peuple. Autre signe important, c’est que, la même année, dès janvier 1955, Mgr Duval a pris position. Dès le début 55, il dénonce, d’une façon ferme et claire, la torture. Ce qui a provoqué, là aussi, des réactions diverses, dans les milieux européens de l’époque. Il faut se rappeler l’évolution de la communauté des Européens d’Algérie. Ils étaient un million, et ils étaient bloqués dans leurs convictions.

Il ne faut pas oublier qu’à l’origine, l’Église est solidaire de cette conquête de l’Algérie. La France est venue débarquer ici à Sidi Ferruch. Il y avait des chrétiens, des dignitaires de l’Église avec cette armée d’occupation et, au lendemain de la prise d’Alger, les historiens rapportent qu’il y a eu un Te Deum à la Casbah, où le commandant en chef de l’armée de conquête s’est adressé aux représentants de l’Église pour dire : « ça y est, la porte est ouverte pour l’Afrique chrétienne ». Donc il y a une idéologie qui a imprégné les esprits, déjà, dès les débuts de la colonisation. Il faut dire, par exemple, que même quelqu’un comme Louis Massignon, qui est un islamologue éminent, disait, dans les années 1920, que la pérennité de la présence française en Algérie était conditionnée par l’évangélisation de l’Afrique du Nord. Il y avait ainsi un lien entre l’Église et le pouvoir colonial. D’un côté il y avait l’administration coloniale qui voulait utiliser l’Église et, de l’autre côté, l’Église qui s’appuyait sur cette colonisation pour se développer, pour s’étendre dans ces régions. C’est dire que la communauté européenne ne pouvait pas bouger si facilement. Il a fallu cette guerre de libération qui a provoqué l’événement et c’est cet événement qui a ébranlé les certitudes et a remué tous ces tabous théologico-politiques qui existaient et qui exprimaient la volonté de la colonisation.

C’est à partir de là que je voudrais souligner que ce ne sont pas les événements seulement qui ont suscité ces évolutions. Ce sont aussi les hommes. Il y a eu des hommes, – des hommes d’une stature exceptionnelle, – qui ont guidé cette évolution de l’Église. On ne s’est pas contenté de laisser, mécaniquement, les choses se passer, avec la guerre, et puis de faire subir à l’Église le naufrage de la colonisation. Il fallait se détacher de cette colonisation … et c’est cela l’intelligence des dignitaires de l’époque, d’un Duval, Léon Etienne Duval, dont nous citons le nom avec reconnaissance et avec émotion pour ce qu’il a été jusqu’au bout. Tout en étant modéré, c’était un esprit libéral ouvert, qui a compris l’évolution de l’Algérie, et cela dès le début de la Révolution. Naturellement, il faut aussi parler de ce qui s’est passé avant 54. Il y a eu des individualités ou des associations, comme l’A.J.A.S., (l’Association de la Jeunesse Algérienne pour l’Action Sociale) qui a été animée par notre regretté Pierre Chaulet, décédé en octobre dernier.

Les jeunes de ce mouvement étaient animés de cet esprit de renouveau, au sein des chrétiens et au sein de l’Église. Et il faut citer là, André Mandouze. Cette grande figure de la Résistance française qui débarque en Algérie avec le souffle et l’esprit de la Résistance et qui se trouve choqué par ce système colonial qui était un système bloqué. Il fallait le changer. Mandouze était choqué. Il a pris des positions courageuses à l’intérieur de l’Université et sur le plan public. Il a fait connaître ses positions dans la revue Consciences maghribines. Cette revue a été un stimulant pour la réflexion. Elle a ouvert des perspectives aux chrétiens, mais aussi aux Algériens. Cette revue a permis de créer une sorte de solidarité, pour ne pas dire, de symbiose, entre les militants qui voulaient le changement du système colonial.

Avec des hommes comme Pierre Chaulet, comme Mandouze, et d’autres, – on ne peut pas citer tout le monde, – il y a eu ce courant de changement. J’ai cité quelques noms, on peut en citer d’autres, en particulier, au sein même de l’Église : n’oublions pas l’Abbé Alfred Bérenguer que nous avons bien connu et qui était notre ami. Il a pris position dès le début, comme curé de Montagnac. Il a pris des positions claires, nettes, précises. Cela lui a valu l’expulsion d’Algérie. Mais expulsé, il a rejoint carrément le FLN et il a joué un rôle important à l’extérieur. Il a accompagné, je me le rappelle, le Président Ferhat Abbas dans sa tournée travers l’Amérique latine. Comme il parlait l’espagnol, cela a favorisé la compréhension de notre cause, à l’époque et là, nous lui rendons évidemment un hommage particulier.

Et naturellement il y a eu aussi le P. Scotto ! N’oublions pas Scotto, voilà encore une figure originale, une figure très importante qui nous a fortement impressionnés. Il était curé à Hussein Dey, puis à Bab el Oued, et fut nommé, par la suite évêque de Constantine. Mais ce qui l’intéressait c’était la vie dans une paroisse d’un quartier populaire et il a donné sa démission de sa responsabilité d’évêque et il est revenu à Belcourt comme curé. Pendant la guerre, il nous fallait cacher des éléments du F.L.N., alors poursuivis. Certains ont trouvé refuge chez le P. Scotto, comme d’ailleurs chez l’Abbé Bérenguer. Et il faut dire aussi que l’archevêque d’Alger, Mgr Duval, était au courant, et n’a pas pris position contre ces hébergements. Il lui est même arrivé de les encourager dans certains cas particuliers.

Scotto a été d’un courage extraordinaire. Je me rappelle l’avoir visité en pleine crise du F.I.S. Je me suis rendu pour le voir dans la petite chambre de son presbytère. L’église où il siégeait avant était devenue un local du FIS. C’était le FIS qui était là, mais, lui, est resté en face, dans sa petite chambre… Je dois dire qu’il a montré un courage exceptionnel. Il était là et il a tenu, mais ce qui le réconfortait c’était la population. Quand il sortait de sa chambre, m’avait-il dit, la population le saluait, tout le monde le connaissait et c’est cela qui lui mettait un peu de baume au cœur et qui lui a permis de tenir jusqu’au bout.

Pour nous, Algériens, toutes ces figures, c’était l’Église, c’était le christianisme, c’était la chrétienté, parce que, pour nous, la chrétienté, ce n’était pas la théologie ou quelque chose d’abstrait, c’étaient des personnes qui étaient là et qui prenaient position pour la justice, qui rendaient justice à ce peuple martyrisé et qui dénonçaient ouvertement, la torture, la répression collective, les bombardements, le napalm, et qui tenaient à affirmer la présence du christianisme au service de l’homme et au service de la justice. C’était cela leur message. Et c’est ce qui a permis une évolution de l’Église. On a vu l’Église prendre des initiatives d’ouverture avant même l’indépendance. Puis avec l’évolution de la situation, Mgr Duval a pris contact avec la Révolution algérienne et a décidé de rendre à l’Algérie un certain nombre d’édifices religieux, autrefois mosquées, comme la Cathédrale d’Alger (ancienne mosquée Ketchaoua). Il a décidé cela avant même l’indépendance, en nous disant : «  je vous rends ce qui vous appartient : la mosquée Ketchaoua, l’église Ste Croix, la cathédrale qui se trouve à Constantine » et d’autres bâtiments qu’il n’est pas nécessaire de citer, ils sont connus. A la Kasbah, du côté de Serkadji, alors Barberousse, il y avait l’église Ste Croix, ancienne mosquée. Elle a été restituée spontanément.

Par la suite, alors que nous étions en négociation avec le gouvernement français pour l’indépendance, M. Joxe, chef de la délégation, nous a demandé de discuter des problèmes de l’Église, de son statut, et de son patrimoine. Nous lui avons répondu : M. le Ministre, la question a déjà été traitée avec l’Église directement. Et effectivement, lorsqu’ils avaient demandé l’avis de Duval, Duval leur a dit : « ça c’est notre affaire, nous la réglons directement avec les Algériens ». Cela a permis de créer un courant de confiance entre le Gouvernement provisoire algérien et l’Église d’Algérie. Cela, c’était très important, car la confiance est contagieuse. Il nous a fait confiance, et nous lui avons fait confiance. Et c’est comme cela que s’est créée une dynamique favorable à une coexistence dans l’Algérie indépendante, malgré les huit ans de guerre, dynamique qui a permis la coexistence entre l’islam et la chrétienté.

Nous n’avions absolument aucun problème à l’égard des chrétiens. Notre problème c’était le colonialisme. Pour le reste, nous ne pouvons avoir que des relations d’amitié, de respect mutuel, et c’est très important, respect mutuel entre musulmans et chrétiens ; aucune raison d’avoir des problèmes et là, il faut le dire, dans la période post-indépendance, nos amis chrétiens ont joué un rôle extrêmement important. Mgr Duval fut élevé à la dignité cardinalice. En 65, il devint Algérien. Je me rappelle que quand il venait à Paris, où j’étais, alors, moi-même pour y représenter l’Algérie, il tenait à venir me rendre visite à l’ambassade, avant même d’aller rendre visite au Général de Gaulle, à l’Elysée. Il marquait ainsi sa volonté d’être algérien et d’être à la tête de cette Église qui sera algérienne.

Mgr Duval a été en mission, par exemple en 80, à la suite de la prise des otages américains à Téhéran. Le 1er janvier 1980, les otages étaient enfermés dans leur ambassade Il fallait leur montrer un minimum de solidarité. Alors nous avons demandé à ce qu’il y ait un homme de l’Église qui puisse venir les voir et les réconforter, ne serait-ce que sur un plan spirituel. Les Iraniens ont dit non, il n’en est pas question. Aucun étranger ne peut venir ici. Nous leur avons dit : « Mais nous avons chez nous un cardinal algérien ». Réponse : «  Ah ! si c’est un algérien il n’a qu’à venir ! ». Et alors Duval a pris l’avion. Il s’est rendu à Téhéran et a passé toute une soirée avec les otages américains. Cela a été un moment inoubliable.

Le rôle des hommes dans l’évolution de l’Église ne saurait être assez souligné. La Mission de France, avec le Cardinal Liénard, a pris des positions très courageuses, en particulier sur les camps de regroupement qui furent un des points les plus noirs de la guerre d’Algérie. Il y a eu, notamment, l’équipe de Souk Ahras, avec l’Abbé Mamet que j’ai bien connu. Il a joué son rôle, très positif. Il fut, d’ailleurs, expulsé lui aussi et il nous a rejoints à Tunis. Il faut mentionner, aussi, des hommes comme Edmond Michelet, ministre de la Justice et qui a montré une profonde compréhension et une grande sollicitude pour les détenus algériens en France et ici. Il a souvent réglé les problèmes à l’avantage de nos détenus qu’il appelait familièrement, « mes pensionnaires ».

La période post-indépendance a été difficile. Duval a joué son rôle. Malheureusement, il y a eu tous ces événements, dont M. l’archevêque vient de nous parler puisque c’était hier l’anniversaire de Tibhirine. Et, là, il faut rendre un hommage particulier à Mgr Teissier. Je souligne son rôle tout à fait exceptionnel pendant cette période cruciale. J’étais au gouvernement : quand je rencontrais Mgr Teissier, il était d’un courage inébranlable ; avec tout ce qui s’était passé, je lui avais dit : ces moines qui sont à Tibhirine vont être menacés, est-ce qu’il ne serait pas mieux de prévoir leur évacuation ? Il m’a dit : «  Non, ils ne veulent pas partir, ils sont tellement solidaires de la population, ils ne veulent pas bouger. Pour eux ce serait une sorte de désertion que de quitter l’Algérie. » L’Algérie ne s’est pas trouvée seule dans cette épreuve. L’Église a eu une ligne précise, que nous avons beaucoup appréciée, et qui était celle du peuple algérien. Il faut le dire aussi, Mgr Teissier, a été invité pour participer à cette fameuse réunion de Sant Egidio et à laquelle certains responsables algériens se sont rendus. J’ai vu la lettre qui a été envoyée par Mgr Teissier pour signifier son refus à l’archevêque de Milan. J’ai publié cette lettre dans un de mes derniers livres. C’est une lettre qui n’est pas connue. Il y dit : « Je ne peux pas aller à une réunion où les représentants de ceux qui tuent nos amis, parmi les intellectuels et parmi les autres, montent à la tribune, je ne peux pas assister à cela. » Et l’histoire lui a donné raison et nous l’avons félicité pour cela.

Mesdames, Messieurs, je ne veux pas abuser de votre attention mais je voudrais tout de même vous demander, avec la permission de M. l’Archevêque, une minute de silence, à la mémoire des martyrs de Tibhirine et à la mémoire de tous ceux qui ont été victimes innocentes du terrorisme en Algérie.

Des chrétiens dans la guerre, 1954-1962. Liste des contributions

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Journée d’étude – Samedi 25 mai 2013

 

Rédha Malek, membre de la délégation du FLN à Evian et ancien chef du gouvernement. Introduction.

Darcie Fontaine, assistant professor of History, University of South Florida, Etats-Unis. Les institutions catholiques et protestantes et la guerre de libération algérienne.

Daho Djerbal, maître de conférences, Bouzeréah Université Alger 2. Rencontre avec l’Abbé Scotto autour de novembre 1954

Malika El Korso, professeure Département d’Histoire, Bouzeréah Université Alger 2. Témoignage Chrétien et le dossier Jean Muller.

Fouad Soufi, chercheur Centre de Recherches en Anthropologie Sociale et Culturelle, Oran. L’Eglise d’Oran durant l’entre-deux-guerres et après.

Denis Gonzalez,ancien vicaire général du cardinal Duval. Le cardinal Léon-Etienne Duval vu par les Algériens.

Barkahoum Ferhati, anthropologue au Centre National de Recherches Préhistoriques Anthropologiques et Historiques, Alger, et chercheur associé à l’École Hautes-Etudes en Sciences Sociales, Paris. Une protestante au cœur de la guerre d’Algérie (1955-1962). Et si le bidonville de Oued Ouchaia se souvenait de sœur Ghania ?.

Rachid Khettab, éditeur et auteur (Dar Khettab). Frères et compagnons Dictionnaire biographique d’Algériens d’origine européenne et juive et la guerre de libération (1954-1962).

Sybille Chapeu, docteur en histoire, Université de Toulouse-Le-Mirail. Les prêtres de la Mission de France dans la guerre d’Algérie : une résistance plurielle.

Lahcène Zeghdar, enseignant chercheur à la Faculté des sciences politiques, Université Alger 3. Les libéraux Européens d’Algérie, retour sur quelques témoignages.

Jean-Robert Henry, directeur de recherches émérite au CNRS, Institut de Recherches et d’Études sur le Monde Arabe et Musulman, Aix en Provence. Consciences algériennes et Consciences maghribines : résister au colonialisme.

Henri Teissier, archevêque émérite d’Alger.

Ghaleb Bader, archevêque d’Alger.

Le carnet des Glycines

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Le carnet des Glycines du Centre d’études diocésain à pour objet la recherche en sciences humaines portant sur l’Algérie et le Maghreb dans les domaines suivants : histoire, archéologie, sociologie, anthropologie, architecture, linguistique, patrimoine.  Par l’annonce des événements scientifiques organisés par le Centre d’études diocésain et la publication des communications des conférences et journées d’études, le carnet rend compte de la vivacité de la recherche portant sur l’Algérie, de la grande diversité des thématiques, des approches, des traditions méthodologiques et des points de vue.

Résidence pour chercheurs, le Centre d’études organise sur ces thématiques deux conférences par mois et une journée d’études annuelle rassemblant des spécialistes de ces disciplines, doctorant et chercheurs de pays et d’institutions diverses.

Depuis sa création en 1967, les Glycines disposent d’un fonds de bibliothèque comprenant environ 85 000 notices et de plus de 1000 titres de périodiques couvrant les domaines suivants : l’histoire de l’Algérie et du Maghreb, l’archéologie, l’architecture, la littérature maghrébine de langue arabe et de langue française, la cartographie de l’Algérie et du Maghreb, la linguistique et l’étude des dialectes algériens, l’anthropologie, les études islamiques et le dialogue interreligieux. Deux legs sont venus enrichir le fonds historique, la bibliothèque africaine d’André Mandouze, historien de l’Afrique antique et spécialiste de patristique latine, et celle de Charles-Robert Ageron, historien de l’Algérie contemporaine et des décolonisations.

L’Algérie au « siècle du blé » (1725-1815)

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Conférence donnée aux Glycines le 23 janvier 2014

Par Ismet Touati, Docteur en Histoire, CNRPAH, Alger

Nous savons que le « coup d’éventail » a été le prétexte invoqué par la France pour rompre avec l’Algérie et préparer l’expédition d’Alger de 1830. Cet incident survient dans le contexte de ce qu’on appelle communément « l’affaire Bacri ».

Il s’agit de la réclamation du montant de grosses fournitures de blé faites par l’Algérie à la France, durant les premières années de la Révolution française. L’exacerbation de cette affaire a mené au fameux « coup d’éventail », donné le 30 avril 1827, par le dey Hussein au consul de France à Alger, Deval ; ceci a eu comme suite le blocus des côtes algériennes par la marine française dès 1827 et le débarquement des troupes expéditionnaires françaises en Algérie, en juin 1830, avec les conséquences que l’on sait. Ces évènements ont marqué l’imaginaire collectif. Il s’agit pour nous de dépasser l’anecdotique et de s’inscrire dans le temps long de l’Histoire de l’Algérie, pour comprendre l’importance du commerce du blé sur l’évolution du pays et donner un meilleur éclairage sur les évènements de 1827.

Notre point de départ va être une critique de l’historiographie française de l’époque coloniale. Les historiens de l’époque coloniale vont brosser un tableau sombre de l’époque ottomane de l’Algérie, pour légitimer leur présence en Algérie. Ils vont répandre un certain nombre d’idées pour le moins erronées, dont l’idée suivante : L’Algérie n’était qu’un repaire de corsaires vivant et s’enrichissant surtout du pillage de l’Europe. Or, si l’activité corsaire algérienne était florissante aux XVIe et XVIIe siècles, elle déclina au XVIIIe siècle.

Décrivons les diverses phases de l’activité corsaire algérienne :

 De 1520 à 1580, environ, Alger est complètement alignée sur la politique extérieure du Sultan. La marine algérienne vient en appui de la flotte ottomane basée à Istanbul et s’attaque essentiellement à l’Espagne et à ses alliés dans le cadre d’un conflit de Titans qui opposa l’Empire Ottoman à l’Empire des Habsbourgs d’Espagne. L’activité corsaire algérienne est alors supplétive de la guerre entre l’Empire Ottoman et l’Empire des Habsbourgs. C’est l’époque des Khayr al-Din Barberousse, des Salah Raïs, des Euldj Ali, qui formés à l’école algérienne, en quelque sorte, sont devenus tous trois amiraux de la flotte ottomane, Qapudan pacha, en turc ; c’est-à-dire le 3e personnage de l’Empire après le Sultan et le Grand Vizir. Cela s’explique par le fait que l’Algérie était la province la plus occidentale de l’Empire et donc la plus en prise avec l’impérialisme espagnol en Afrique d’où l’expérience de ses marins. En 1580, l’Empire Ottoman sort épuisé de ce conflit de Titans et la flotte ottomane se retire du bassin occidental.

 La province ottomane d’Algérie acquiert dès lors une autonomie de fait et la flotte algérienne développe une activité corsaire systématique qui n’est plus simplement dirigée contre l’Espagne et ses alliés mais contre l’ensemble des puissances européennes. C’est l’apogée de la course algérienne, qui dure de l’année 1580 à l’année 1640, environ. C’est l’époque de l’enrichissement d’Alger qui de gros bourg de 20.000 habitants au début du XVIe siècle devient une ville importante d’environ 80.000 habitants. C’est l’époque de Mourad Raïs qui a donné son nom à un quartier de la ville et de Ali Bitchine, corsaire italien de naissance qui était le véritable maître d’Alger dans les années 1640. Ali Bitchine dont il nous reste une de ses fondations, la mosquée qui se trouve dans la Basse Casbah.

 De 1640 à 1695, environ, l’activité corsaire algérienne décline pour une raison assez simple : l’Europe est en mesure de riposter car elle est sortie de ses Guerres de religion qui ont opposé catholiques et protestants et qu’elle est sortie de la Guerre de Trente Ans qui a duré de 1618 à 1648. Cette période de déclin de la course, a notamment été marquée par les bombardements d’Alger par la flotte de Louis XIV dans les années 1682, 1683 et 1688. Le dey Sha’ban qui a régné de 1689 à 1695 comprend alors qu’une époque est révolue, que l’Algérie ne peut pas affronter toutes les puissances européennes ; il consolide donc la paix que le pays a signé avec l’Angleterre en 1682 et avec la France en 1689, autrement dit, avec les deux plus grandes puissances de l’époque.

A partir de 1695 et jusqu’à l’année 1725, environ, l’Algérie va traverser une phase de transition qui va se caractériser par une grande instabilité politique (10 deys vont se succéder au pouvoir pendant cette courte période et 6 beys de Constantine se succèdent en l’espace de 6 ans, de l’année 1707 à l’année 1713, dont trois dans la seule année 1710). Cette transition se caractérise aussi par des guerres contre les voisins tunisiens et marocain (1694-1695, 1700-1701 et en 1705). Ces guerres, menées en bonne partie dans une perspective de pillage, furent un expédient du régime pour faire face au déclin de la course.

 Après cet expédient sans lendemain et pour faire face à une dangereuse baisse de revenus, va débuter ce que Lemnouar Merouche a très justement nommé Le Siècle du Blé qui va durer de l’année 1725 à l’année 1815, environ. Les revenus tirés des exportations de blé vont permettre de faire face au déclin de la course. Les beys de Constantine et de Mascara, soutenus par le pouvoir central, vont encourager la production de blé pour l’exportation. Nous ne savons pas toujours avec précision quels sont les terroirs qui ont été concernés par ces défrichements. Nous ne pouvons pas de même connaître les quantités produites. Cependant nos sources indiquent que les cultures ont été décuplées dans le beylik de Constantine, par exemple.

 Pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle, l’activité corsaire est en revanche au plus bas et ne sert pratiquement plus que comme moyen de pression sur les petites puissances européennes pour en obtenir un tribut contre la sécurité des biens et des personnes. Elle ne constitue donc plus une source très importante de revenus et de profits. Ainsi, Alger qui avait signé une paix durable avec la France et l’Angleterre au XVIIe siècle, signe un traité avec les Hollandais dès 1726 et avec les Suédois dès 1728. D’autres traités seront signés au cours des décennies suivantes du Siècle du Blé.

 Ce climat de paix relative, car de petits conflits pouvaient toujours surgir en mer et c’était inhérent à la circulation maritime en Méditerranée, ce climat disions-nous a été très propice au développement des exportations algériennes. Aux XVIe et XVIIe siècles, il y a bien eu des campagnes d’exportations de blé algérien, mais le climat d’hostilité qui régnait entre l’Algérie et les puissances européennes de l’époque, la France en particulier, a considérablement entravé le commerce ; la mauvaise administration des compagnies commerciales françaises implantées en Algérie depuis le milieu du XVIe siècle a été une cause importante également.

Car il faut le dire maintenant, et c’est très important pour la suite, au Siècle du Blé, la France, via le port de Marseille, était la principale importatrice de blé algérien et les négociants français implantés en Algérie les principaux intermédiaires du commerce international du blé algérien. Etudier les exportations de blé algérien vers Marseille, c’est donc avoir une idée précise des conséquences du commerce du blé sur l’évolution de l’Algérie. Il y avait alors une espèce d’interdépendance entre l’Algérie et la France. La France était le principal client de l’Algérie, et l’Algérie le principal fournisseur de blé nord africain à la France. Alors que durant les dernières décennies du XVIIe siècle et les premières décennies du XVIIIe siècle, la Tunisie était le principal fournisseur de la France en blé nord africain, l’Algérie se met au premier rang des exportateurs dans les années 1720. Et, en 1741, comme suite à la destruction du comptoir français du Cap Nègre en Tunisie, l’Algérie devient le fournisseur quasi exclusif de la France en blé nord-africain. Des années 1740 aux années 1790, les 9/10e du blé nord africain importé à Marseille proviennent d’Algérie.

A partir des années 1720, avec la politique d’encouragement de la production par les beys de Constantine et de Mascara, l’offre augmente, de même que la demande stimulée par l’essor démographique de l’Europe à cette époque. A cet égard, la France était le pays le plus peuplé d’Europe avec environ 20 millions d’habitants. Cette hausse de la demande tout au long du siècle provoqua une augmentation des prix, très rentable pour le fournisseur.

Ces deux facteurs de l’augmentation de l’offre et de la demande plus un certain nombre d’autres facteurs importants vont faire que les exportations de blé algérien vers Marseille vont atteindre leur apogée dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, au cours du règne du dey le plus fameux qu’ait connu l’Algérie : Muhammad Ibn Uthman (1766-1791), contemporain de deux beys tout aussi fameux, Salah bey (1771-1792) à Constantine et Muhammad el-Kebir (1779-1797) à Mascara.

Donnons des chiffres : de 1710 à 1830, soit en 120 ans, l’Algérie exporta plus de 2.193.000 charges de blé vers Marseille ; la charge de Marseille faisant 120 kg. Environ 1.434.000 charges, soit 65% du total, ont été exportées entre 1769 et 1795, soit en seulement 27 ans.

Une série de facteurs ont été déterminants dans cet essor :

– L’augmentation de l’offre et de la demande, on l’a dit.

– Le climat de paix relative qui régnait entre l’Algérie et la plupart des pays d’Europe depuis le déclin de la course algérienne.

– Retrait des Anglais de la Méditerranée à l’issue de la Guerre de Sept Ans (1756-1768)

– La guerre russo-turque (1768-1774). En interrompant les arrivées de blé orienta, elle a provoqué une hausse de la demande en blé nord-africain, en fait algérien ;

– La réalisation d’un certain nombre de réformes dans l’administration de la Compagnie commerciale française, la Compagnie Royale d’Afrique, les réformes de 1767 ayant été décisives et ayant permis d’éviter les échecs subis par les compagnies précédentes, etc.

– Des changements significatifs dans les relations entretenues par la Compagnie d’Afrique avec un certain Abd Allah, shaykh de la tribu des Ulad Dhîb, et intermédiaire des Français dans le commerce avec les populations de l’Est algérien. Dettes du shaykh, commission.

 Cette période, le dernier tiers du XVIIIe siècle, se caractérise par une très forte stabilité politique, un développement économique qui toucha de larges fractions de la population on peut le dire, mais qui profita surtout à la minorité dirigeante, à des seigneurs féodaux comme le shaykh Abd Allah et aux intermédiaires français de ce commerce international. Parmi ces intermédiaires, les compagnies à monopole détentrices de concessions dans l’Est algérien, dominèrent largement le marché. Ce fut le cas, en particulier, de la Compagnie Royale d’Afrique, active de 1741 à 1793 et dont le succès, inégalé, fut un exemple unique dans l’histoire des compagnies à monopole françaises. Ce succès était basé essentiellement sur la revente en Europe méridionale du blé acheté dans les concessions de l’Est algérien.

Nous allons voir maintenant que c’est paradoxalement cet essor commercial de l’Algérie dans le dernier tiers du XVIIIe siècle qui, en mettant en jeu des facteurs internes et externes, mena à l’affaiblissement du pays. Cet affaiblissement exposa le pays aux appétits de l’impérialisme européen.

Ce sont surtout les facteurs internes à l’Algérie, liés à l’essor des exportations de blé algérien, qui provoquèrent paradoxalement l’affaiblissement du pays : l’enrichissement d’un certain nombre de privilégiés algériens grâce à l’essor des exportations, finit par déstabiliser le régime, à cause des rivalités au sein du pouvoir. C’est une des grandes caractéristiques du Siècle du Blé algérien que la participation des dirigeants algériens au commerce et cette activité provoqua un enrichissement très important de la minorité dirigeante. Dans un premier temps, l’enrichissement grâce aux exportations de blé profita surtout aux beys de l’Est et de l’Ouest qui contrôlaient les zones de production et les ports d’où était évacué le blé. Les beys de Constantine, à la tête de la province la plus riche en blé de l’Algérie, profitèrent plus particulièrement de cet essor. Les deys percevaient certainement le danger de voir les chefs-lieux de province s’enrichir alors qu’Alger s’appauvrissait en raison du déclin de la course, une activité qui avait été à l’origine de sa richesse. Dans ces conditions, soit le dey permettait le développement des exportations de blé avec le risque de voir se développer des pouvoirs centrifuges, soit il tentait de limiter ce développement, avec le risque, cette fois-ci, de voir diminuer les contributions provenant des provinces et d’accentuer ainsi les effets du déclin de la course algéroise sur le Trésor. Jusqu’en 1792, les deys firent le choix d’encourager le développement des exportations pour assurer la rentrée des impôts, prélever des droits de sortie sur le blé, mais aussi pour obtenir des beys des sommes assez considérables en échange de leur bienveillance. En revanche, à partir de 1792, les deys d’Alger dirigèrent le mouvement des exportations de blé à partir de la capitale, en mettant l’activité des beys de l’Est et de l’Ouest sous leur contrôle. La formidable hausse des prix du blé à l’exportation en raison, d’une part, du déclenchement des guerres de la Révolution française et, d’autre part, de la normalisation des relations algéro-espagnoles, à partir de 1786, fut une des principales causes du changement de politique deylicale. L’Espagne payait cher le blé algérien avec ses piastres qui était la monnaie la plus recherchée de l’époque. Une autre cause, non moins importante, fut le renforcement dangereux du pouvoir centrifuge des beys, du bey de Constantine, en particulier, grâce aux revenus issus des exportations de blé. Le bey achetait son blé au producteur à un prix relativement réduit et le revendait plus cher aux intermédiaires européens quand il n’envoyait pas ses propres intermédiaires vendre directement le blé en Europe. Salah, bey de Constantine (1771-1792), personnifia parfaitement bien ce danger de pouvoir centrifuge et c’est très probablement la raison essentielle pour laquelle il fut éliminé par le dey Sidi Hasan. Son assassinat peut être considéré comme un tournant dans l’histoire du pays.

Après l’assassinat de Salah Bey, le dey Sidi Hasan (qui régna de 1791-1798) exerça un contrôle étroit sur les exportations de blé, et ce pour son profit et pour celui des négociants qu’il protégeait. Durant les règnes précédents, les beys parvenaient toujours à se soustraire au contrôle deylical en distribuant régulièrement des sommes importantes aux deys et aux grands dignitaires d’Alger, mais devant la mesure de l’enrichissement de Salah Bey, cette façon d’agir n’opéra plus à partir du règne de Sidi Hasan. Mustafa Pacha (1798-1805), le successeur de Sidi Hasan, contrôla tout aussi fermement le négoce mais ce contrôle fut de plus en plus mal ressenti par les beys de l’Est et de l’Ouest qui ne tardèrent pas à se révolter. En effet, l’accaparement du négoce par les deys, avec l’intermédiaire des négociants juifs algériens, a mécontenté les beys qui se sont vus frustrés d’une partie substantielle de leurs anciens profits. Ces derniers ont réagi en pressurant davantage leurs administrés, provoquant ainsi de graves révoltes dont ils attribuèrent la responsabilité au dey et aux juifs que ce dernier protégeait, avant d’entrer eux-mêmes en révolte contre le chef du pays. Par conséquent, les crises alimentaires se sont succédées et le niveau des exportations de blé s’est effondré, au début du XIXe siècle et n’a plus jamais retrouvé son ancienne importance. Certes, une série de catastrophes naturelles (épidémies, sécheresses, invasions acridiennes, etc.) s’est abattue sur l’Algérie ottomane durant les trente dernières années de son existence et jamais crise ne semble avoir été plus grave. Néanmoins, il apparaît clairement que les révoltes qui ont secoué le pays à partir du début du XIXe siècle ont considérablement contribué à la gravité de la situation. En particulier, la révolte de Bel Harch, qui se déclencha dans l’Est algérien en 1804 et qui se répandit sur tout le territoire. Ainsi, la course à la rente qui eut pour moteur le succès du commerce du blé algérien finit par provoquer l’effondrement de ce même commerce et, plus grave encore, un profond affaiblissement de l’autorité ottomane en Algérie, en prélude à l’effondrement de cette même autorité entre 1830 et 1837.

A côté de cette cause interne à l’Algérie et qui fut, à notre sens, la plus décisive, il y eut des causes externes à l’effondrement du commerce et à l’affaiblissement du pays. La plus importante a été le conflit acharné que se sont livrés la France révolutionnaire et l’Angleterre à partir de 1792. Ce conflit eut de graves conséquences sur le commerce algérien bien qu’il contribua tout d’abord à porter les profits engrangés grâce aux exportations de blé, à leur paroxysme, par l’intermédiaire de négociants juifs algériens, une situation inédite pour l’Algérie dont le commerce du blé se faisait jusqu’alors par l’intermédiaire des Européens essentiellement, des Français en particulier. Le déclenchement des guerres de la Révolution française provoqua un profond bouleversement des conditions du commerce en Méditerranée. En effet, contrairement aux guerres européennes antérieures, les conséquences de la guerre déclenchée en 1792 furent gravissimes pour le commerce maritime de la France. La supériorité navale anglaise et la prise de Toulon, entraînèrent la disparition de la flotte de guerre française en Méditerranée, dès l’été 1793. Le négoce français en fut profondément atteint. Les juifs algériens purent alors combler le vide laissé par le retrait du négoce français et se rendre indispensables comme fournisseurs quasi exclusifs de blé algérien à l’Europe, après avoir supplanté tous leurs concurrents potentiels. D’ailleurs on peut s’interroger sur le fait que parmi les Algériens, ce soient des juifs qui ont dominé le commerce. Quelle en est la raison ? On peut émettre quelques hypothèses solides. Bacri et Bujnah sont issus de familles qui se sont établies en Algérie au cours du XVIIIe siècle. Ils font partie d’une vague d’immigration juive très différente de celle de l’Antiquité et de celle consécutive à la Reconquista de l’Espagne, achevée en 1492. Les Bacri et les Bujnah font partie de ces Sépharades, qui après l’expulsion, se sont établis à Livourne en Italie où ils ont été bien accueillis. Contrairement aux Andalous établis en Algérie depuis le XVe siècle, ils étaient bien au fait des pratiques commerciales modernes, nées en Europe et avaient un réseau solide dans tout le continent européen. Quant aux musulmans, ils privilégiaient les relations avec l’Orient, de même qu’ils privilégiaient l’importation à l’exportation. Mais surtout, la minorité dirigeante algérienne n’avait aucunement l’intention de laisser se développer une bourgeoisie marchande musulmane qui aurait constitué un danger politique, une menace exercée contre la domination de la Milice des janissaires sur le pays, ce qui n’était pas le cas pour les juifs, une minorité religieuse qui, de par son statut de dhimmie, de protégée ne constituait aucunement une menace politique. La mainmise des juifs algériens sur le commerce du blé après deux siècles et demi de prépondérance européenne, française en particulier, est un fait inédit, répétons-le ; un fait d’autant plus important que les profits furent décuplés en raison des nouvelles conditions du commerce en Méditerranée occidentale à partir de 1792. En effet, la France révolutionnaire ayant été confrontée à un énorme besoin en grains, l’offre fut considérablement stimulée ; les négociants européens, victimes de l’état de guerre, ayant été complètement écartés par les juifs algériens, ces derniers, maîtres du marché, profitèrent de ce fait pour imposer des prix prohibitifs. Le processus d’enrichissement des membres privilégiés du régime algérien s’en trouva accéléré et accru.

 Cependant, cet essor fut brisé net en raison de facteurs internes à l’Algérie, que nous avons évoqués plus haut, mais aussi en raison d’un facteur externe : l’acuité du conflit entre la France et l’Angleterre qui eut pour conséquence la prise en otage des petites puissances, dont l’Algérie, par les deux grandes puissances de l’époque. Certes, les juifs supplantèrent les négociants français comme intermédiaires du négoce algérien, mais la France restait le principal débouché du blé algérien. Pour dissuader les juifs de commercer avec les ennemis de la France, le gouvernement révolutionnaire remit donc à plus tard le remboursement des grosses avances faites par les juifs et le dey pour l’achat de blé algérien. C’est ce qui fut à l’origine de l’affaire Bacri. Les corsaires anglais s’attaquaient par ailleurs aux bâtiments transportant des cargaisons algériennes et l’on peut dire que l’extension du blocus continental napoléonien et du blocus anglais coupa l’Algérie de ses clients traditionnels, Marseille, Livourne et les ports espagnols depuis la trêve de 1786. La domination anglaise en Méditerranée à partir de 1805, après la bataille de Trafalgar, aboutit au durcissement de l’attitude française vis-à-vis d’Alger et à l’exacerbation de l’affaire Bacri. Le développement des exportations de blé algérien vers l’Espagne pour compenser la quasi disparition de la demande française s’est révélé insuffisant et a été, de toutes les manières, gravement compromis par la crise intérieure qui a secoué l’Algérie à partir du début du XIXe siècle.

 Le bouleversement complet de l’équilibre politique et commercial en Méditerranée à partir de 1792 provoqua le renouveau de la course algérienne durant les années 1793-1815. C’est l’époque du Raïs Hamidou. Ce renouveau fut relatif et les profits retirés de la course par l’Algérie à cette époque ont été sans commune mesure avec ceux de l’apogée de l’activité (1580-1640, environ). En effet, les corsaires algériens ont été mis en échec par la marine européenne, dans le contexte de la guerre entre les deux grandes puissances anglaise et française et par les pressions de Napoléon Bonaparte sur les dirigeants algériens afin qu’ils arrêtent de s’attaquer aux petites puissances européennes intégrées dans le domaine français ou dans la sphère d’influence française. La conversion de la marine algérienne dans le transport de marchandises vers l’Europe au début du XIXe siècle s’est révélé être un expédient sans lendemain, en raison du retour de la paix en Europe en 1815 et de la réapparition des marines marchandes européennes. Une nouvelle tentative pour faire renaître la course en l’absence d’exportations de blé a été anéantie à la suite du bombardement d’Alger par la flotte anglo-hollandaise de Lord Exmouth, en 1816. A partir de la même année 1816, le blé ukrainien se substitue au blé algérien au moment où l’Algérie, par suite de graves difficultés intérieures, se révèle incapable de redonner un nouvel essor à ses exportations. La minorité ottomane, sans ressources et sans légitimité forte, paraît dès lors gravement menacée face à la contestation intérieure et à la rivalité impérialiste franco-anglaise en Méditerranée.

 

Les associations d’aide sociale en Algérie et en France pendant la décolonisation : une analyse genrée

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Résumé de la conférence donnée aux Glycines le 8 janvier 2015

Elise Franklin, Boston College – Etats-Unis


Cette communication traite l’histoire de la décolonisation du point de vue d’une histoire sociale et d’une histoire du genre. Si l’on aborde la décolonisation comme un processus plutôt qu’un évènement dont la temporalité déborde la séquence historique 1954-1962, comment cette approche modifie-t-elle le récit produit par les historiens ? Telle est la question qui sous-tend ma recherche. Je l’aborde par le prisme des associations d’aide sociales.

Qu’est-il advenu des gens qui n’étaient ni fonctionnaires ni administrateurs coloniaux, mais membres de la vie associative engagés dans les associations d’aide sociale ? J’étudie le devenir des associations d’aide sociale depuis 1954, début de la guerre de libération, jusqu’en 1979, sur une période que j’appelle « la longue période de la décolonisation ». L’étude de la vie associative est essentielle pour une compréhension nuancée du phénomène de la décolonisation que les historiens ont souvent interprété dans une perspective trop exclusivement politique et juridique. Les historiographies algériennes, américaines et françaises ne peuvent éluder la dimension sociale, culturelle et politique de la transition du colonial au postcolonial. Mon propos vise à comprendre la manière dont les discours et les pratiques relatifs à l’aide sociale ont « fait le pont » entre l’Algérie et la France et également entre l’empire colonial et la métropole postcoloniale.
Mon analyse est une analyse « genrée ». Je considère en effet que cette approche éclaire l’étude de la vie associative et son rôle dans le processus de décolonisation. L’étude du genre insiste sur la mutabilité des rapports entre les deux sexes et considère que la construction culturelle des discours au sujet du sexe repose sur le contexte historique plutôt que sur la biologie. J’examine la famille algérienne – mère, père et enfants, sous l’angle du genre pour expliciter la continuité des motivations et des actions des associations. Les assistantes sociales, les travailleuses familiales et les monitrices d’aide sociale ont toutes travaillé ensemble pour créer un système éducatif pour les femmes, incluant les cours de français, de cuisine et d’hygiène. Ce système qui avait pour objectif l’« émancipation » de la femme algérienne au moment où il est créé pendant la période coloniale, ne s’est pas arrêté avec la fin de l’empire colonial et l’avènement de l’indépendance de l’Algérie.
Les actions et les discours employés par les membres des associations nous montrent deux choses importantes qu’il faut souligner ici. Tout d’abord, l’on perçoit comment le dispositif colonial qui a soutenu les associations d’aide sociale avant 62 n’a pas disparu après la signature des Accords d’Evian. Le travail des associations d’aide sociale n’a pas changé immédiatement ; au contraire leur action et leur discours nous révèlent que les acteurs ont utilisé les mêmes méthodes auprès des familles algériennes avant et après l’indépendance. Ensuite, du point de vue du genre, il apparait clairement que les associations d’aide sociale n’ont pas cessé de fournir de l’aide après l’indépendance de l’Algérie, et cela selon le modèle qu’elles avaient développé pendant la guerre de libération. Il se peut donc que l’indépendance n’ait pas conduit à une refondation de la relation entre la France et l’Algérie, mais plutôt à la continuité d’un mode de penser hérité du modèle colonial sans les colonies. Nous constatons que les idées en vigueur au sujet du genre ont déterminé les interventions des associations auprès des femmes algériennes et ont justifié leurs attitudes. Ainsi, l’analyse par le genre permet de mettre en relief les continuités entre les deux périodes.

En dépit de la continuité des services sociaux et des cours dispensés, la décolonisation constitue une rupture politique : les Algériens sont désormais citoyens d’une Algérie indépendante et souveraine. Or comment se fait-il que le système d’aide sociale continue de fonctionner auprès des Algériens présents en France de la même manière qu’avant l’indépendance ? Pourquoi des subventions visant au maintien des services sociaux en Algérie sont-elles encore accordées ? Entre 1962 et 1979, des changements perceptibles se produisent dans le fonctionnement des associations, leurs objectifs et leurs actions. Sur la période 1962-1973, le taux important de migration entre l’Algérie et la France crée une demande élevée de l’aide sociale à la quelle répondent les associations. La récession due à la crise pétrolière de 1973 entraîne par la suite une diminution des subventions destinées aux associations d’aide sociales pour les immigrés. Cette tendance est concomitante avec la décision du Gouvernement algérien de limiter le flux migratoire vers la France. Les années soixante dix voient donc la fin de la grande époque de migration entre l’Algérie et la France, et par voie de conséquence le déclin de l’aide sociale associative.


Un Guadeloupéen à Alger : Me Maurice L’Admiral (1864-1965)

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Conférence donnée aux Glycines le 13 novembre 2014

Par Christian Phéline

Je tiens d’abord à remercier le Centre des Glycines pour m’avoir invité à vous présenter mon travail sur Maurice L’Admiral, un acteur méconnu du combat «indigénophile» dans la seconde moitié de l’Histoire de l’Algérie coloniale, et saluer la contribution sans pareille qu’apportent les responsables de ce lieu à la recherche, à la tolérance et au dialogue interculturels.

En ouverture à cette conférence, je veux aussi rendre un hommage ému et respectueux à la mémoire du regretté Amar Bentoumi, avocat, militant nationaliste et premier garde des Sceaux de l’Algérie indépendante,

qui lors du Salon international du livre d’Alger de 2012 m’a vivement encouragé à faire redécouvrir la personnalité et la trajectoire de Maurice L’Admiral.

Ma gratitude va également à Me Abd elmadjid Silini, bâtonnier du Barreau d’Alger, qui, en m’ouvrant un accès aux archives encore inédites du Conseil de l’Ordre pour la période coloniale, a permis un enrichissement irremplaçable de cette recherche. J’espère qu’avec son soutien, ce premier travail monographique encouragera étudiants et chercheurs à explorer plus avant l’histoire sociopolitique du Barreau jusqu’à 1962 et au-delà et que cette conférence aidera à convaincre que la compréhension de la société coloniale comme de la décolonisation de l’Algérie ne serait pas complète sans l’étude de cet aspect de son histoire.

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Octobre 1886 : un jeune homme de 22 ans débarque à Alger, s’installe dans la Basse Casbah et s’inscrit au Barreau d’Alger.

Il se rend célèbre dès 1903 par sa défense devant les assises de Montpellier des 106 inculpés de la révolte de Margueritte (Aïn-Torki, 26 avril 1901), où, faisant de sa plaidoirie un réquisitoire très documenté contre les abus du régime colonial, il évite toute peine de mort et obtient quelque 80 acquittements.

Il va jouer un rôle sur la scène publique algéroise pendant près de 70 ans, puisqu’il meurt à El Biar en juillet 1955. Cet «indigénophile» du début du siècle, aura ainsi connu le début de la guerre de libération nationale.

Précision importante : comme l’indique dans le vocabulaire de l’époque une notule adressée au garde des Sceaux lors du procès de Margueritte, cet homme est « un trois-quarts nègre de la Guadeloupe ». Sa position est donc tout à fait singulière au regard de la césure ethnique constitutive de la société coloniale algérienne.

Doté d’une personnalité hors normes et d’une exceptionnelle indépendance d’esprit, l’homme va s’y faire reconnaître et respecter par chacune des communautés. Le témoignage est unanime à cet égard, de tous les avocats, algériens (Amar Bentoumi et Ali Haroun notamment) ou européens (Albert Smadja, Louis Grange, Gérard Cénac, Jean-Christian Serna etc.), avec qui j’ai pu m’entretenir qui, ayant prêté serment entre 1945 et 1955, l’ont côtoyé à la fin de sa vie.

C’est ce qui m’a inspiré le sous-titre de cet exposé : « Revoir le monde colonial sous un regard autre ». Une formule que l’on peut comprendre comme incitant, à la fois, à observer la société coloniale algérienne par le regard d’un autre et à porter sur la colonisation un autre regard. Double façon de « Repenser le colonialisme », selon l’expression des historiens Ann Laura Stoler et Frederick Cooper, non pas pour en atténuer les vices constitutifs de dépossession et d’oppression mais pour dépasser la simple condamnation de principe et mieux approcher les contradictions, les différenciations, les incohérences propres à son fonctionnement réel.

Je vous propose de le faire, à partir de plusieurs des visages de ce personnage multiple, en invoquant tour à tour, l’Antillais, l’Algérien d’adoption, le notable, l’élu local et l’avocat politique, chacun de ces visages pouvant conduire à interroger, à chaque fois sous un angle différent, la société coloniale. Ou plutôt les sociétés coloniales, car, à travers une telle figure, l’exercice est propice à une mise en miroir inhabituelle entre le système des «vieilles colonies» issues de l’esclavage et la colonisation de peuplement algérienne.

  • L’Antillais, ou le paradoxe de la citoyenneté dans l’Empire français

2Commençons par rapprocher deux faits un peu contradictoires :

  1. Quand Maurice L’Admiral nait en 1864 à Basse-Terre, son état civil offre pour particularité de ne comporter aucun nom de famille. Cela tient à ce que son père, affranchi avec sa mère dès 1833 (il n’a alors que 2 ans), n’a pas bénéficié de l’attribution générale d’un patronyme dont bénéficieront tous les « nouveaux libres » émancipés en bloc en 1848.

Aussi faudra-t-il, en 1873, un décret présidentiel spécial pour que son père puisse officiellement porter le nom de «L’Admiral», celui d’un propriétaire blanc dont il était le fils naturel.

L’existence de l’avocat naît donc sous le signe de la bâtardise et de ce déni absolu de droit qui consiste à ne pas même avoir de nom… On peut y voir une source de son attention à ces «sans-droits» qu’était la masse des «indigènes» dans l’Algérie sous domination française.

  1. De manière assez surprenante, dès 1908, L’Admiral – cet homme qui est à la fois noir, non-algérien, baptisé catholique et sans doute franc-maçon… – sera élu conseiller municipal d’Alger sur une liste présentée au titre du collège musulman.

Il y a cela une raison politique : l’immense popularité que vaut à l’avocat sa défense des droits des indigènes dans plusieurs affaires dont celle de Margueritte. Mais il y a aussi une raison juridique assez paradoxale : à la différence des Musulmans algériens non-naturalisés, soumis au code de l’Indigénat, L’Admiral bénéficie pleinement des droits politiques de citoyen français, accordés dès 1848 à tous les affranchis et à leurs descendants… Cela permet ainsi à la liste dont il est élu de contourner l’interdiction, qui restera en vigueur jusqu’à 1919, faite aux conseillers municipaux indigènes de voter pour l’élection du maire.

On mesure là l’ampleur des contradictions traversant l’édifice impérial français entre les diverses situations coloniales, l’exclusion de la citoyenneté subie par la grande masse des colonisés algériens contrastant vivement avec la pleine assimilation civique qui avait accompagné la fin de l’esclavage dans les «vieilles colonies».

Cette opposition est d’autant plus frappante que quelques mois de distance seulement séparent en 1830-1831 la conquête d’Alger qui réduit les autochtones au rang de simples sujets français, d’une part, l’amorce du processus d’émancipation civique des esclaves des Antilles et de la Guyane, de l’autre, qui est engagé par le roi Louis-Philippe dès 1831.

  • L’Algérien d’adoption, ou une solidarité transcontinentale entre colonisés

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En faisant redécouvrir la figure de L’Admiral, j’ai parlé d’un discret « chaînon manquant » entre le Guyanais Ismaÿl Urbain, inspirateur sous le Second Empire d’une politique coloniale qui se serait voulu plus respectueuse de l’identité algérienne, et le Martiniquais Frantz Fanon qui, un siècle plus tard, se voudra acteur direct de la lutte de libération nationale.

Sans confondre bien sûr des époques et des personnalités aussi différentes, c’est souligner que ces ressortissants des « vieilles colonies » n’étaient pas condamnés à l’enfermement dans la forme d’aliénation coloniale et raciale que Fanon a si bien décrite dans Peau noire, masques blancs (1952).

Avec ses concepts de « Tout Monde » et de « poétique – ou de politique – de la Relation », le poète antillais Edouard Glissant pourrait nous aider à comprendre comment c’est souvent par un « détour » vers l’Autre et vers l’Universel que l’homme de la Caraïbe trouve le cheminement vers son propre accomplissement. Que ce « détour » prélude, comme pour Aimé Césaire, à un décisif « retour au pays natal », ou que, dans le cas de ces Algériens de la Caraïbe, il conduise à une identification durable à la cause de ces autres colonisés, ceux de l’Algérie sous domination française. Significativement, Urbain, L’Admiral, Fanon sont, tous trois, inhumés en terre algérienne.

Même lorsqu’elle s’inspirait d’une approche anticoloniale, l’historiographie a longtemps privilégié une analyse «verticale» des rapports entre chaque pays dominés et «sa» puissance colonisatrice, entre périphérie dominée et centre impérial, qu’il s’agisse par exemple des rapports Algérie/France ou Antilles/métropole. Un compréhension plus juste du fonctionnement et de la dissolution des différents Empires coloniaux tend désormais à mieux prendre en compte les interrelations de toutes nature ayant tendu à s’établir de périphérie à périphérie entre colonisés issus d’aires géographiques différentes, telles qu’Antilles, Maghreb et Afrique noire.

Comme dans le cas d’Urbain, ces échanges ont pu concerner l’exercice du pouvoir colonial lui-même, des représentants de l’élite mulâtre des «vieilles colonies» ayant fourni à l’administration de l’Empire français en Afrique ou en Indochine des gouverneurs généraux, souvent assez éclairés politiquement. N’évoquons ici que le cas du Guyanais Félix Eboué (1884-1944), même s’il en est plusieurs autres exemples.

Mais il s’agit plus fondamentalement des rapports d’échange et de solidarité noués au fil de l’histoire entre représentants des diverses situations coloniales, d’abord dans la défense des « droits des indigènes » ou des revendications d’égalité démocratique, puis lors des luttes de libération nationale.

Dans le cas algérien, on peut ainsi saluer le rôle joué sous la guerre d’indépendance par l’avocat d’origine martiniquaise Marcel Manville dans la défense des militants nationalistes. Mais l’histoire resterait aussi à faire de l’attitude morale et politique ayant conduit toute une série de jeunes intellectuels antillais à refuser de combattre lors de la Guerre d’Algérie et à s’associer à la libération nationale, qu’il s’agisse, pour citer certains de leur noms, des Martiniquais Daniel Boukman ou Guy Cabort-Masson, ou des Guadeloupéens Sonny Rupaire, Roland Thésauros et Oruno Lara. Ils témoignent d’un choix internationaliste et anticolonial qui, dans leur cas, s’organise sur un autre axe que les solidarités panarabes ou musulmanes plus fréquemment mises en avant, celui d’un rapprochement transcontinental et interethnique entre colonisés d’origines différentes.

  • Le Notable, ou une socio-histoire comparée des élites extra-européennes

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L’Admiral, cet Algérien venu d’ailleurs, présente cette particularité, peut-être unique au regard du clivage sociopolitique séparant dans l’Algérie coloniale la minorité européenne et la population musulmane, de s’être rapidement imposé comme un notable reconnu dans l’une et l’autre des deux communautés.

On l’a vu, il est élu au conseil municipal d’Alger au titre du collège indigène dès 1908 et le reste jusqu’en 1919. Mais, dans cette même période, un Barreau qui, sur une centaine de membres, ne comprend alors qu’un seul avocat musulman, le naturalisé Ahmed Bouderba, le coopte au Conseil de l’Ordre en 1905, et l’élit même bâtonnier en 1913, poste qu’il occupera pour toute la durée de la Grande Guerre.

La position sociopolitique insolite que cette double légitimité algéroise vaut à ce petit-fils d’esclave met aussi en lumière les conditions bien différentes de l’émergence des premières élites locales, aux Antilles françaises, d’une part, dans l’Algérie coloniale, de l’autre.

Le père de L’Admiral, né sous condition servile mais fils illégitime d’un propriétaire blanc, avait pu devenir un négociant fortuné à Basse-Terre et même être nommé, à la fin de sa vie, membre du « conseil privé » placé auprès du Gouverneur de l’île, rejoignant ainsi l’élite politico-administrative de la colonie. Il encourage la promotion intellectuelle et sociale de son fils aîné en l’inscrivant dès l’âge de 11 ans au prestigieux lycée parisien Louis-le-Grand.

Cette trajectoire est typique d’une situation où la minorité européenne des anciens propriétaires d’esclaves, les békés, se sera prioritairement préoccupée de conserver le monopole économique sur les principales activités financières ou sur les quelques industries de transformation de l’île, mais en se désintéressant de la représentation politique de la colonie. L’assimilation civique des mulâtres leur a ainsi permis à la fois d’investir toute une série d’activités intermédiaires de négoce et de former, dès le début de la IIIe République, une classe politique locale de parlementaires non-européens.

Directement issu de cette classe moyenne mulâtre, L’Admiral a pu de ce fait se reconnaître d’emblée, en Algérie, dans la couche beaucoup plus étroite des quelques notables «évolués» qui, issus du commerce et ayant souvent bénéficié d’une éducation francisée, commençaient à s’affirmer à travers les seules élections qui leur étaient ouvertes, celle des conseils municipaux.

Mais cette rencontre permet aussi et surtout de mesurer, par comparaison avec la situation antillaise, la force des obstacles mis par le colonat algérien à l’émergence socio-politique de cette première élite indigène. Non contente de s’être approprié la propriété du sol et de contrôler toute l’économie coloniale, la minorité européenne aura en effet empêché jusqu’à 1944 toute généralisation du droit de vote et défendu son absolu monopole sur la représentation parlementaire de l’Algérie, au Sénat comme à la Chambre des députés. Jusqu’à cette même date et à l’exception de quelques naturalisés ayant accepté d’abandonner leur statut personnel musulman, les indigènes étaient de même exclus de tous les postes publics d’autorité.

Cela a pu inciter la minorité des Musulmans ayant accès à l’éducation à investir les professions libérales, comme la médecine et le Barreau. Cette promotion ne se fit cependant pas sans combat. Et les archives du Conseil de l’Ordre m’ont permis de retracer précisément les circonstances, insuffisamment connues, dans lesquelles les Musulmans non-naturalisés ont pu, à la veille seulement de la Grande Guerre, forcer enfin la porte de la profession d’avocat.

Il fallut en effet en juin 1914 un arrêt de principe de la Cour de Cassation pour briser la résistance du Conseil de l’Ordre d’Alger qui, en février 1913, avait refusé l’inscription au Barreau d’un jeune diplômé, Bousaad Aït Kaci, sous le prétexte que, Musulman non-naturalisé, il n’avait pas la citoyenneté française. Cet obstacle étant levé en droit, l’accès au Barreau d’avocats algériens ne se fit cependant que lentement au cours de l’entre-deux-guerres : selon un recensement ethnique fait par le régime de Vichy, les avocats musulmans ne représentaient guère que 13 (dont 6 naturalisés) des 312 membres du Barreau d’Alger en 1940. Plusieurs des membres de cette génération – comme MMe Khelifa Kerrad, Mohand Aberkane (qui sera assassiné dans son cabinet en janvier 1962), Bensmaïa, Boudjemaa Ould-Aoudia (élu du «second collège»), Abdelkader Haddou, Ahmed Boumendjel (le frère aîné d’Ali Boumendjel) ou Kaddour Sator (qui sera en 1962, le premier Musulman à devenir bâtonnier)… – joueront un rôle important dans la formation de la nouvelle classe politique algérienne. De nouveaux avocats musulmans accèderont à la profession après 1945 : outre Ali Boumendjel (assassiné par les parachutistes en mars 1957) et Amar Bentoumi, MMe Amokrane Amara, Ghaouti Benmelha, Areski Bouzida, Abderrezak Chentouf, Mohamed Hadj Hamou, Ali Haroun, Abderrahmane Kouane, Omar Menouar, Abdelkader Ougouag, Neffa Rebahi, Mohamed Sator, Hocine Tayebi, Mahmoud Zertal, Salah Zidi, Abderrahmane Zizine (assassiné en avril 1962) etc. Leur proportion ne dépasse cependant pas 10 % de l’effectif en 1962.

  • L’Elu local, ou des combats démocratiques aux sources de l’affirmation nationale

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L’Admiral avait été élu conseiller général d’Aumale (aujourd’hui Sour el-Ghoslane) de 1895 à 1901, mandat qui lui permet déjà d’établir un lien politique, à Paris, avec des parlementaires «indigénophiles» comme Albin Rozet.

Mais c’est comme conseiller municipal «indigène» à la mairie d’Alger qu’il va jouer son rôle politique dans les premiers combats des élus musulmans pour l’extension des droits civiques. En mai 1908, il est élu sur une liste dirigée par des négociants républicains, Mustapha Hadj Moussa, élu depuis 1884, et Omar Bouderba, jeune frère de son collègue au Barreau d’Alger. La liste fait campagne pour la séparation de l’Etat et du culte musulman.

Alors qu’à l’approche de la Grande Guerre, la France se prépare à imposer aux jeunes Musulmans algériens la conscription militaire obligatoire, les élus d’Alger forment dès octobre 1908, sous la conduite de Bouderba, la première délégation musulmane à se rendre à Paris depuis 1833. Cette délégation porte à Georges Clemenceau, alors président du Conseil, une pétition conditionnant toute acceptation de la conscription à des « contreparties » en termes de droits civiques pour les Musulmans et à la suppression du code de l’Indigénat.

Rien de sérieux ne sera obtenu en ce sens. L’Admiral sera donc en mai 1912 l’un des quatre signataires d’une nouvelle pétition des élus algérois. Le mouvement s’élargit alors, et ce sera fin juin, la formation d’une délégation de représentants des huit principales villes, dirigée cette fois-ci par le docteur Belkacem Benthami, qui remet à Raymond Poincaré, la plateforme de revendications que l’on a appelé le «Manifeste des Jeunes-Algériens»

Ayant œuvré à toutes ces initiatives politiques d’avant 1914, L’Admiral n’est pas réélu en 1919 où, signe des profondes évolutions de mentalités entrainées par l’enrôlement militaire des Musulmans, tous les sièges sont remportés par une liste dirigée par l’émir Khaled, le petit-fils d’Abdelkader, qui se bat désormais ouvertement pour la naturalisation dans le respect du statut personnel musulman.

De même, aux municipales de juillet 1937, où L’Admiral dirige encore une liste de notables musulmans, tous les sièges sont emportés par la liste dite d’Union populaire associant Oulémas, élus proches du Dr Bendjelloul et communistes en soutien au plan Blum-Viollette. C’est aussi la première fois que les nationalistes du Parti du peuple algérien (PPA) se présentent devant les électeurs en Algérie, ce qui conduira à l’arrestation en septembre de Messali Hadj et des autres dirigeants du PPA.

Ces échecs électoraux de l’entre-deux-guerres manifestent sans doute les limites politiques atteintes par le courant «Jeune Algérien» d’avant 1914 comme par la mince minorité «indigénophile» qui le soutient dans les rangs européens. Il faut cependant se garder d’un jugement historique anachronique qui se limiterait à souligner l’étroitesse de cette petite élite musulmane ou le fait que ses revendications ne visaient qu’à faire reconnaître son propre rôle dans la Cité française.

Ce serait ignorer que, dans la limite de son programme «assimilationniste», cette génération à connu une première expérience du combat électoral, de la mobilisation civique, de l’action collective, de la négociation politique, et inventé cette forme de la «délégation d’élus» qui rythmera, jusqu’en 1954, l’affirmation politique de la communauté algérienne.

Si ses résultats se limitent à la modeste extension des droits électoraux obtenus par la « loi Jonnart » du 4 février 1919, le mouvement «Jeune Algérien» aura, le premier introduit au sein de cette communauté, les notions politiques de «droits», de «justice», d’«égalité», de «progrès», de «programme», sans lesquelles la maturation politique ultérieure de la conscience nationale et des formes plus puissantes d’action organisée n’auraient pas été possibles. Il aura ainsi fallu aussi bien la mobilisation autour de l’égalité des droits démocratiques que son échec démontré à aboutir dans le cadre colonial pour que les élus musulmans en arrivent, on le sait, à se convaincre de la nécessité d’une libération nationale pleine et entière.

  •  L’Avocat, ou l’invention d’une défense politique

8J’ai présenté hier de manière plus spécifique au Palais de justice, devant un public d’avocats de toutes générations, le rôle précurseur de L’Admiral dans l’invention d’un «art judiciaire» de la défense politique en situation coloniale.

L’histoire resterait d’ailleurs à faire de cette carrière de très grand pénaliste qui a été exceptionnellement longue puisqu’elle atteint 69 ans de Barreau. Je m’en suis tenu dans le livre à étudier cinq affaires politiques, dont deux, fort intéressantes, précèdent l’affaire de Margueritte : la procédure étonnante engagée avec succès par une Musulmane, Lalla Zineb, pour se faire reconnaître comme l’héritière de la zaouïa d’El Hamel qui dirigeait alors la confrérie des Ramanyia ; la résistance judiciaire particulièrement tenace manifestée par la tribu des Beni Dergoun pendant plusieurs décennies contre une tentative crapuleuse de dépossession de ses terres. Quant à la dernière de ces grandes affaires traitées par L’Admiral, elle conserve une certaine célébrité puisqu’il en a été rendu compte par un jeune journaliste d’Alger Républicain qui s’appelait Albert Camus : il s’agit de la défense en juin 1939 du cheikh Tayeb El Okbi, le dirigeant du Cercle du Progrès, accusé par l’administration coloniale de l’assassinat du grand Muphti d’Alger, tué le 2 août 1936.

S’agissant de l’Algérie, la défense devant la justice civile ou militaire des militants nationalistes à partir de 1945 et surtout après 1954, a donné lieu rétrospectivement par Jacques Vergès à la théorie bien connue de la «défense de rupture». Formule-slogan qui invite à contester toute légitimité au juge et à faire du procès une tribune politique contre le pouvoir en place et contre le principe même de la colonie. Depuis, l’historienne Sylvie Thénault a pu souligner que cette héroïsation politique du rôle de l’avocat était quelque peu simplificatrice au regard de la pratique réelle de la défense des accusés du MTLD puis du FLN. Organisé en 2011 par l’association «Les Amis de Abdelhamid Benzine» sous la direction de l’historienne Malika El Khorso, le colloque international Algérie 1954-1962. Les Robes noires au Front : entre engagement et «art judiciaire» l’a d’ailleurs bien confirmé : cette défense ne s’est pas limitée au rôle des grandes figures du collectif parisien des avocats du FLN, elle a aussi largement reposé sur les membres du collectif algérois, souvent pour ces derniers au prix de leur vie ou de leur liberté. Et surtout, la défense des militants nationalistes a été de fait très diverse, très empirique, dominée qu’elle était par l’objectif d’épargner aux inculpés la peine de mort ou de limiter leur emprisonnement. Si elle a su parfois «plaider politique» en privilégiant l’appel à l‘opinion, elle a pu aussi bien, dans un grand nombre de cas, choisir plutôt de «plaider le dossier», de jouer la procédure, de rechercher le vice de forme, de plaider non-coupable ou de jouer des circonstances atténuantes…

Dans cette perspective et en évitant tout anachronisme – à aucun moment L’Admiral ne met en cause le principe même de la colonisation, mais personne d’autre ne le faisait vraiment avant 1914, ou même avant 1930… -, on peut constater que, plus d’un demi siècle par avance, cet avocat aura de même mobilisé avec un grand savoir-faire toute cette gamme de moyens dans sa stratégie de défense «indigénophile» d’inculpés affrontant la répression coloniale.

En vrai défenseur, il ne se refuse jamais au harcèlement procédural ou à la tactique judiciaire et peut même renoncer à une «belle» plaidoirie lorsque ces moyens peuvent sembler utiles aux inculpés. Ainsi, lors du procès de Margueritte, il n’aura pas hésité à négocier avec le principal colon, Marc Jenoudet, et à accepter de modérer sa dénonciation publique des procédés expéditifs par lesquels celui-ci s’était approprié 1 200 hectares de terre, en échange d’un témoignage personnel en faveur des principaux accusés qui contribua sans doute à convaincre les jurés de leur épargner la mort.

Dans d’autres cas, il sait, à l’inverse, utiliser la procédure comme d’une dissuasion politique préalable lorsqu’il y voit la possibilité de faire céder le pouvoir sans aller jusqu’au procès. En témoigne dès 1897, la manière dont, dans l’affaire de la zaouïa d’El Hamel, il suffit d’une lettre au parquet d’Alger, pour que le gouverneur général préfère rapidement reconnaître les droits de la plaignante plutôt que de s’exposer aux graves troubles dans l’opinion musulmane qu’aurait pu entraîner la publicité d’un affrontement judiciaire.

Pour autant, ses plaidoiries, aussi bien dans l’affaire de Margueritte (1901) que dans l’affaire El Okbi (1939), revêtent déjà toutes les caractéristiques offensives de ce qu’on peut appeler une stratégie judiciaire et politique de «défense-accusation» qui, à la fois, requalifie en question politique une inculpation de droit commun (pillage, assassinat etc. ) et transforme, avec une rare efficacité, le procès pénal en une tribune publique de mise en cause des agissements du pouvoir colonial. C’est donc avec lui que commence vraiment en Algérie la dimension judiciaire de la longue lutte qui conduira à la libération nationale.

Sur ce chemin, il faudrait d’ailleurs mettre en valeur les jalons que représentent, dès 1937-1939, l’engagement des défenseurs de Messali Hadj et des dirigeants du PPA emprisonnés, avocats algériens comme MMe Abdelkader Haddou et Ahmed Boumendjel, aussi bien qu’européens, avec les Parisiens André Berthon ou Jean Longuet (petit-fils de Karl Marx) et l’Algérois Léonce Déroulède.

Pour les défenseurs des militants nationalistes d’après 1945, leur dette première envers L’Admiral était pourtant bien consciente. Amar Bentoumi m’a ainsi raconté comment, alors que tout jeune avocat à la fin des années 1940, il s’engageait dans la défense des militants du MTLD, ce vénérable doyen du Barreau l’avait, un jour au Palais, vivement encouragé en ce sens. Belle passation de relais par delà les générations que nous pourrions retenir ici comme mot de la fin :

« Oui, c’est exactement ce qu’il faut faire ! C’est là la grandeur et toute la nécessité du métier d’avocat ! »

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Christian Phéline

Issu d’une famille ayant vécu en Algérie pendant quatre générations, Christian Phéline a été coopérant au ministère de l’Agriculture et de la Réforme agraire peu après l’indépendance. Il a, par la suite, participé aux débats qu’appelait la « voie algérienne » de développement. Après une carrière dans l’administration française de la culture et des médias, il écrit aujourd’hui sur l’histoire de la période coloniale.

Ouvrages récents :

Un Guadeloupéen à Alger. Me Maurice L’Admiral,1864-1955 (Riveneuve éditions, 2014)

L’Aube d’une révolution. Margueritte (Algérie) 26 avril 1901 (Privat, 2012) ; Les Insurgés de l’an 1. Margueritte (Aïn-Torki), 26 Avril 1901 (Casbah éditions, 2012).

Camus et l’impossible Trêve civile, un récit de Charles Poncet suivi d’une correspondance avec Amar Ouzegane (1976), présenté, annoté et commenté en collaboration avec Agnès Spiquel et Yvette Langrand (Gallimard, 2015).

Le cyclisme d’Algérie (1945-1962). Sport, enjeux identitaires et frontières coloniales.

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Conférence donnée aux Glycines le 23 octobre 2014

Par Niek Pas, Historien – Université d’Amsterdam

Introduction :
Voici, à travers ce reportage des Actualités Françaises, un aperçu de ce qu’était le Tour d’Algérie Cycliste, en 1949, et de ce que représentait le cyclisme nord-africain à l’époque. Trois remarques à partir de ces images.

Tout d’abord, le cyclisme au seuil des années 1950 en Algérie est un sport suivi et populaire : la foule, européens et algériens au bord des routes et dans le stade.

Ensuite, le TAC, comme toute boucle nationale, est une conquête ou reconquête rituelle du territoire algérien et nord-africain. Le tour veut enseigner le pays. Mais, en même temps, avec la participation d’équipes métropolitaines et de coureurs étrangers il revêt une dimension internationale. C’est en quelque sorte un espace de rencontres multiples, en Algérie et entre l’Afrique du Nord et l’Europe.

Enfin, le cyclisme est un récit et sa représentation à travers les médias (non seulement actualités cinématographiques, mais également la radio, et la presse coloniale, métropolitaine et européenne) y est pour quelque chose.

Cette communication fait partie de mon projet de recherches intitulé ‘Cycling Identities’ sur la problématique de la sportivisation de l’espace algérien au XXème siècle. Ce projet se situe au carrefour de l’histoire de la construction de l’identité nationale, de l’histoire culturelle des sports et de l’histoire des médias. Il s’agit d’un travail d’archives et d’un projet d’histoire orale, en Algérie et en Europe. Je tiens à souligner que l’apport et le soutien d’anciens sportifs, présents ce soir, me sont très précieux.

Deux questions s’imposent : [FICHE : Zélasco et Kebaïli]

– Dans quelle mesure le cyclisme ouvre-t-il un espace de sociabilité intercommunautaire et dans quelle mesure favorise-t-il en même temps l’affirmation d’identités distinctes : musulmanes, pieds-noirs, nord-africaines?

– Qu’en est-il du discours médiatico-sportif dans la construction de ces identités ? Quelles images des sportifs sont transmises (de souche algérienne, européenne) à travers la presse ?

Sur un plan général, a été amplement étudiée la manière dont le sport permet aux Algériens l’accès à de nouveaux espaces qui leur étaient jusqu’alors peu accessibles : la sphère sportive est un espace public. Dans le système colonial, il permet également un côtoiement avec le milieu européen. Le sport peut être perçu à la fois comme un acte transgressif [grensoverschrijdend] et comme un espace de revendications. Mais je pense que l’histoire du cyclisme d’Algérie est non seulement l’histoire de la construction de l’identité nationale – algérienne, perspective dominante dans l’historiographie, mais avant tout et pour la période qui nous intéresse ce soir, l’histoire de la construction de multiples identités qui se croisent, s’entremêlent, et parfois, se heurtent. [FICHE: L’équipe NA] Ainsi, comment cette sportivisation de l’espace colonial s’articule-t-elle avec ces enjeux identitaires ? Qu’en est-il de la signification du sport dans la construction des identités (« construction of identities »).[1] Qu’en est-il de la place du cyclisme dans la construction sociale des identités ? [FICHE: ZAAF, TAC]

L’étude la plus importante nous est fournie par les journalistes Rabah Saâdallah et Djamel Benfars: Annales du cyclisme d’Algérie (Alger 1990). Une chronique riche et dense, source incontournable. Ce projet, entamé dans les années 1980, était basé sur un travail de presse et de dizaines d’entretiens avec des anciens coureurs cyclistes algériens. Parallèllement au livre, sortait aussi un documentaire télévisé intitulé : Les gloires du passé. L’historique du cyclisme algérien 1903-1980. Il s’agit d’une série documentaire en 13 épisodes.

Ces Annales constituent une analyse du sport dans son contexte national, tout comme l’étude réalisée par le journaliste sportif Chehat Fayçal (Le Livre d’or du sport algérien 1962-1992 (1993) ou les écrits de Youcef Fatès (Sport et tiersmonde (1994); De l’Indochine à l’Algérie: la jeunesse en mouvements des deux côtés du miroir colonial, 1940-1962 (2003)). Fayçal aussi bien que Fatès consacrent quelques lignes au cyclisme.

Cette perspective intra muros, nous la retrouvons également chez bon nombre d’auteurs, journalistes et historiens, qui ont fait l’analyse du cyclisme français. Le contexte national domine. Cette approche classique et connue, qui lie le sport à la construction d’identité nationale, est à compléter dans une perspective transnationale. Effectivement, je pense que “the transnational turn”, c’est-à-dire l’analyse de l’objet culturel dans son contexte international, approche en vogue depuis quelques années, pourrait être une approche riche en matière d’histoire du sport dans un contexte colonial. L’historien irlandais Philip Dine, travaillant dans le domaine de French Cultural Studies, figure parmi les collègues qui s’intéressent aux constructions sociales et culturelles à travers le sport qui favorisent une approche interdisciplinaire et placent leur objet d’étude aussi bien dans le contexte de la France métropolitaine qu’outremer. De même pour l’ouvrage L’Empire des sports. Une histoire de la mondialisation culturelle (paru en 2010) de Pierre Singaravélou et Julien Sorez, qui s’interrogent notamment sur les “circulations des pratiques sportives en situations impériales”.

Dans ces approches théoriques et ces études empiriques, le cyclisme dans son contexte colonial, est marginalisé. Mis à part un article sur le Tour d’Algérie Cycliste de Philip Dine dans L’Empire des Sports, les universitaires du sport portent leur attention sur d’autres disciplines que celle du vélo (souvent le football, ou la boxe). Ainsi, dans un numéro spécial de la Revue algérienne d’anthropologie et de sciences sociales Insaniyat de 2006 intitulé « Le Sport : Phénomène et pratiques », le cyclisme est absent. Absence d’autant plus remarquable que sur ce sport dans un contexte colonial français, il existe l’analyse d’Évelyne Combeau-Mari, Sport et Décolonisation. La Réunion de 1946 à la fin des années 60 (1998). L’on retrouve quelques passages consacrés au cyclisme dans les travaux de Bernadette Deville-Danthu sur le sport colonial en Afrique occidentale, Le sport en noir et blanc (1997), et ceux de Sébastien Verney sur le tour d’Indochine, L’Indochine sous Vichy (2012).

Sur l’histoire du vélo en général, il existe une vaste historiographie, tant sur le cyclisme comme pratique sociale que sportive. Le Tour de France, par exemple, à été amplement étudié sous ses aspects commerciaux et ses structures mythiques à travers ses représentations dans la presse. Il en va de même pour le Giro d’Italia ou le cyclisme flamand, également considérés comme puissants symboles identitaires. Dans tous ces cas, ce sport s’est révélé un puissant vecteur d’identification régionale et/ou nationale. De là, il est tout à fait légitime d’étudier le cyclisme, souvent considéré le sport “le plus français qui soit”, dans son contexte colonial, en l’occurrence l’Algérie française.

Une dernière remarque dans cette introduction concerne l’essence même du cyclisme. Comment caractériser ce sport par rapport aux autres pratiques sportives ? Souvent, on souligne sa singularité. Celle-ci tient au fait que, d’abord, il s’agit d’un sport mécanique : il exige l’usage d’un matériel coûteux qui entraîne ensuite sa maintenance. Ensuite, c’est un sport qui ne se conforme pas au modèle de diffusion républicain classique : scolaire et orchestré par l’État. Le cyclisme est une activité a-scolaire, contrairement au football, à la natation ou à la gymnastique ; il ne figure pas au rang des disciplines sportives éducatives de par sa proximité avec le monde de l’argent (les grandes marques cyclistes) et de par sa dimension de spectacle (notamment à travers sa relation avec la presse). Enfin, sport atypique parce que, plus que le football, le cyclisme « vit dans la narration ». J’y reviens encore.

Dans ce qui suit, je fais le tour de mes recherches en vous proposant trois volets. Le premier porte sur un événement sportif précis: le Tour d’Algérie Cycliste en tant que ‘marker of identity’. Un deuxième volet s’interroge sur le lien complexe qu’entretient le cyclisme musulman avec le sentiment national, notamment à travers l’association sportive VSM. Enfin, un troisième volet porte sur l’ambivalence des identités sportives à travers l’étude d’une personnalité cycliste, Ahmed Kebaïli.

  1. Le TAC

Tout comme en France métropolitaine, le cyclisme en Afrique du Nord prend ses origines dans le dernier quart du XIXème siècle. Sans pour autant évoquer l’histoire du cyclisme en Algérie, faute de temps, voici quelques remarques qui résument son avènement. Le cyclisme devient rapidement un sport populaire. Des courses et critériums sont organisées sur piste d’abord – le premier vélodrome est créé à Alger en 1897, sur la route ensuite. Dans les grands centres urbains des clubs sont créés : Club Olympique Algérois ; Vélo Club Oranais. Les coureurs qui se font connaître en Algérie et en métropole sont des colons. Pendant les premières décennies du XXème siècle, le cyclisme, dans le processus d’appropriation sportive du territoire algérien, est le signe privilégié d’une identité française.

Après la Première Guerre Mondiale, graduellement, des coureurs musulmans se font remarquer. Parmi les premières vedettes, signalons dans les années 1920, Abdelkader Kebylène, qui court et termine le premier Tour d’Algérie Cycliste en 1929 [FICHE : Tour d’Algérie 1929], et dans les années 1930 Abdelkader Abbès, le premier Algérien à courir et terminer le Tour de France en 1936. La même année, sont créés les premières associations musulmanes cyclistes parmi lesquelless le Vélo Sport Musulman (VSM), à Alger, à l’initiative d’un européen et avec l’aide des fondateurs du Mouloudia Club Algérois (‘le doyen’, date de 1921 – dans la vie associative le football précède le vélo).

Au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, le cyclisme nord-africain est intégré à la Fédération Française de Cyclisme (FFC). Décision administrative qui témoigne de cette « deuxième occupation coloniale », une volonté de la part de ‘Paris’ d’investir en Algérie. D’après l’hebdomadaire de la FFC, La France Cycliste, au seuil des années 1950, l’Algérie compte quelque 2000-2500 licences et le nombre de clubs se situe autour de 75. À titre comparatif, en métropole, il y a environ 2000 associations et 60.000 licences. Impossible d’évaluer, faute de sources, parmi les licences nord-africains, le partage entre musulmans et européens, mais il est hors de doute que les algériens étaient très minoritaires – je pense quelques centaines tout au plus.

Les années 1945-1954 peuvent être considérées comme l’âge d’or du cyclisme d’Algérie. Pendant cette période, selon Chehat Fayçal, le vélo « disputait sans complexe la vedette au football ». [FICHE : Oran] Les épreuves les plus connues (les critériums de L’Echo d’Oran, de l’Echo d’Alger ainsi que la reprise du Tour d’Algérie en 1949) voient la participation des marques métropolitaines (Terrot, Automoto, Alcyon, Mercier) et de coureurs européens (belges, hollandais, suisses et italiens) parmi lesquels les plus grandes vedettes, tels Coppi et Bobet. Ces épreuves intègrent l’Algérie plus qu’auparavant dans le cyclisme international, c’est-à-dire, à l’époque, européen. La rencontre va dans les deux sens : pendant quelques années, le sport arrive même à un certain degré de professionnalisation, ce dont témoigne la participation des meilleurs algériens et pieds noirs aux épreuves européennes (Dauphiné Libéré, Le Tour de Suisse) et la participation à la grand-messe du cyclisme, le Tour de France, d’une équipe nord-africaine mixte comprenant les meilleurs nord-africains. Comment cette équipe a-t-elle été perçu e par la presse coloniale et métropolitaine ? L’anecdote Zaaf[2] dans le Tour de 1950 est à elle seule très connue et fait partie de la mythologie du Tour et constitue en soi un objet d’étude. Le phénomène est apparemment très suivi en Algérie, en témoigne la création d’un Club de Supporters de l’Équipe Nord-Africaine présidé par Vincent Ferrer (famille d’Hubert Ferrer, personnalité connue dans les milieux d’anciens cyclistes d’Algérie), dont le siège social est la brasserie Le Coq Hardi. [FICHE: Équipe Afrique du Nord 1950]

Plus que jamais, au seuil des années 1950, le cyclisme nord-africain intègre le cyclisme européen et, inversement, le cyclisme continental découvre le Maghreb. Il y a toute une analyse à faire sur ces rencontres, ces échanges, pour ne pas dire ces ‘migrations sportives saisonnières’ et leurs représentations, leurs mémoires et leurs significations sportives, culturelles et identitaires. [FICHE : Zaaf en Belgique] À titre d’exemple, les rencontres et l’amitié entre le coureur cycliste flamand, Hilaire Couvreur, et Abdelkader Zaaf. Zaaf est allé à Bruges, et inversement, Couvreur, le double vainqueur du Tour d’Algérie Cycliste, appelé dans le peloton ‘Hilaire l’Africain’, s’est installé pendant quelques mois avec sa femme et son enfant chez Zaaf à Chebli. Le fils de Couvreur, qui m’a apporté son témoignage, se rappelait, alors même qu’il était tout jeune, son séjour en Algérie. Cela m’intéresserait de savoir comment Zaaf a été perçu par la presse Flamande – la Flandre étant un haut lieu de cyclisme à l’époque (et l’est toujours aujourd’hui). [FICHE : Flamands à Alger]

Plus généralement, aller en Afrique du Nord, pour des cyclistes métropolitains et plus encore pour des Européens, souvent issus de couches modestes, répétons-le, à une époque où l’Europe ne se remettait que lentement de la Deuxième Guerre Mondiale, c’est lourd de sens et c’est bien plus qu’une simple aventure : pour ces jeunes c’est la découverte d’un monde inconnu, nouveau, exotique. Il est par exemple fascinant d’analyser les discours fabriqués sur l’Algérie (sur l’Orient pour se référer à Edward Said) par des coureurs néerlandais : l’Algérie fascine (références de type Mille et Une Nuits) et inspire la crainte. Ils se reconnaissent dans la culture citadine et littorale, les grandes villes de côte, Alger, Oran, Bône, la France, mais dès qu’ils traversent l’arrière-pays ( étapes vers Bou-Saada, Biskra), ils perdent leurs références et leurs repères : le paysage (désertique) aussi bien que la population locale (arabophone) font peur. Ils veulent surtout ne pas être lâchés par le peloton !

  1. Le Tour d’Algérie, preuve de francité

Le cyclisme peut être analysé comme un puissant “marker of identity” qui se rapporte, parmi d’autres, aux multiples interactions spatiales. Le TAC est une épreuve de ‘francité’: 1) Une ‘célébration’ de l’Algérie française. Les villes et villages des départements d’Oran, d’Alger et de Constantine sont liés à tour de rôle en tant que lieux de passage ou ville-étapes. Ils soulignent à la fois la cohésion, les ressemblances et différences entre régions et paysages ; 2) Une reconquête rituelle du territoire nord-africain.

Comme l’a souligné Phil Dine, le TAC est d’abord et avant tout « une course hautement symbolique. » L’arrière-fond, c’est l’optimisme renouvelé de l’Algérie française d’après-guerre. Toujours selon Dine, cette course se veut la démonstration de la stabilité et de la permanence française en Algérie, malgré les signes de plus en plus évidents de la contestation nationaliste.[3] Cette épreuve sur plusieurs semaines se veut la copie conforme du modèle métropolitain, le Tour de France. Il s’agit de « calquer, le plus possible »[4] l’organisation de l’illustre modèle. Pour en arriver là, le TAC, selon le journaliste sportif Tony Arbona de La Dépêche Quotidienne, sollicite le support de L’Équipe et de Jacques Goddet.

Pendant les 5 ans de son existence, 1949-1953, le tour en tant que ‘célébration’ de l’Algérie française[5] lie à tour de rôle les villes et villages des départements d’Oran, d’Alger et de Constantine en tant que lieux de passage ou ville-étapes. L’épreuve sportive souligne ainsi à la fois la cohésion (ressemblances) mais aussi les différences entre régions et paysages. Le Tour d’Algérie c’est une valorisation du sol algérien, mais non pas des géographies idéales, puisque le grand sud n’est jamais inclus dans l’épreuve. [FICHE : 1949] Pas une boucle à la française mais plutôt un rectangle, de l’Est à l’Ouest et retour. Les itinéraires successifs du TAC sont des variantes de ‘beating the bounds’, une version moderne d’une randonnée rituelle par laquelle, dans le passé, une communauté villageoise affirmait l’intégrité de son territoire.[6] Comme reconquête rituelle du territoire nord-africain, cette épreuve véhicule ses propres rites et symboliques.

Parenthèse : les maquettes des affiches après-guerre sont réalisées par l’illustrateur et écrivain Gaston Ry (René Rostagny). Surtout l’affiche 1949, très réussie, une véritable œuvre d’art. Notons, et je pense que ce n’est pas anodin, que Rostagny publia en 1967 La Grande honte, une histoire de la guerre d’Algérie on ne peut plus revancharde.

Ces deux épreuves constituent une exception puisque par la suite, aucun tour d’Algérie n’arrive à s’organiser sur une durée trois semaines sur cette axe ; les boucles deviennent non seulement incomplètes, mais imparfaites. [FICHE : plans 1951 et 1952] Signalons que dans deux boucles seulement, celles de 1951 et 1952, l’intégrité du territoire est affirmée, et paradoxalement par des excursions à l’étranger, respectivement en Tunisie (avec des villes étapes Bizerte et Tunis) et au Maroc (ville étape d’Oujda).

Le parcours désigne un territoire dont il le met en scène et en accentue, au passage, la beauté. L’expérience du Tour d’Algérie se veut esthétique. L’Algérie traversée est une Algérie magnifiée : La Dépêche le 17 mars 1953 : « Si le Tour est un spectacle pour les pays qu’il traverse, ces pays le lui rendent bien. (…) Montagnes, campagnes, visages, voix humaines (…) l’Algérie toute entière. » [FICHE : imagettes paysages] Tout comme son modèle, le Tour de France, le Tour d’Algérie exprime une volonté d’illustrer le territoire, d’affirmer « un sentiment d’appartenance ». Il veut « enseigner le pays ».[7]

De 1949 à 1953, les reportages de la presse écrite démontrent cette francité essentielle du territoire. Un exemple tiré de l’Écho d’Alger [je cite] : « Dans le moindre hameau, le passage du Tour d’Algérie était comme le jour de fête nationale : on a placé les enfants des écoles agitant des petits drapeaux tricolores le long du trottoir ; on a pavoisé comme pour le 14 juillet ; on a sorti précautionneusement son costume des dimanches ; on a convoqué la fanfare pour jouer la ‘Marseillaise’ au passage des coureurs. »[8] [FICHE : imagettes foules] Et le journaliste Finaltéri, dans sa rubrique ‘Tout autour du Tour’, d’écrire [je cite]: “Nous avons retrouvé hier matin, l’ambiance des grands départs sur l’immense place du Gouvernement d’Alger. (…) la foule s’était massée derrière les barrières tricolores, les mêmes que celles utilisées lors des défiles des grandes fêtes nationales (…) Séparément, ou par groupes, les coureurs pénétrèrent dans l’enceinte, sportivement applaudis. Ce fut surtout le cas pour les algérois Zelasco, Chibane et Zaaf. » (La Dépêche, 1950).

Dans l’évocation des différents paysages, la Métropole, la mère-patrie, n’est jamais loin. Dans le tour de 1952, est évoquée la ville-étape de Ténès. Suivons le texte dans le Livre d’or [FICHE: Ténès] [je cite]: “Ténès, située à mi-chemin entre Alger et Mostaganem sur la route du littoral est certainement l’une des stations côtières les plus agréables à connaître et à fréquenter. Édifiée à l’endroit où le rivage s’amollit brusquement, après les escarpements vertigineux qui le caractérisent depuis Cherchell, elle offre à l’Est comme à l’Ouest une extrême variété de cirques couronnées de pins, comparables aux plus beaux coins de la Côte d’Azur, alternant avec des rives sablonneuses ou rocheuses, paradis des baigneurs et des amateurs d’oursins et de pêche.” [fin de citation].

Une manière différente, mais récurrente, de se référer au passé et aux systèmes de valeurs français, sont dans le Tour même, les rites du départ. Ainsi, l’exemple d’une cérémonie devant le monument aux morts à Sidi Bel-Abbès. Il y en avait aussi à Tunis et à Mostaganem. Plusieurs lectures possibles : la commémoration d’un passé glorieux, partagé, les tranchées de 14-18 ? Et, à travers le souvenir de la guerre, les références symboliques : virilité, honneur, persévérence ? [FICHE : monument aux morts]

  1. Le TAC et la modernité

Cette francité du cyclisme s’exprime également à travers sa modernité. Déjà, en tant que sport européen introduit par les colons au 19e siècle, le cyclisme incarne le progrès et l’avenir, la modernité occidentale. Il s’agit, d’un point de vue historiographie, d’une analyse assez classique.

Plus que tout autre épreuve cycliste en Algérie au seuil des années 1950, c’est le Tour d’Algérie qui devient la pierre angulaire du mariage commercial de la presse et de l’industrie du vélo en Algérie, en l’occurrence La Dépêche Quotidienne d’Alger et la marque Terrot. [FICHE : le journal et Terrot] Celle-ci sponsorise l’équipe qui comprend le plus de vedettes nord-africaines, indigènes et européens. Plus que dans les critériums, c’est d’abord le Tour d’Algérie, et ensuite bien évidemment le Tour de France, qui servent d’espaces d’héroïsation. Pour La Dépêche / Champion et Terrot c’est, parmi d’autres coureurs, Ahmed Kebaïli qui sera lancé comme vedette. J’y reviens dans un instant.

À la fin des années 1940, plus que jamais, le cyclisme d’Algérie est visualisé et enseigné à travers l’écran. Nous constatons autour des épreuves sportives une médiatisation accrue : à part la radio et la presse coloniale déjà présentes, le nombre de titres de la presse métropolitaine qui couvrent les événements sportifs en Afrique du Nord augmente considérablement. Chose importante également, le Tour est couvert par les actualités cinématographiques. Manière moderne de montrer l’œuvre française : l’infrastructure et l’industrie, mais aussi des institutions telles que l’Armée et l’Eglise. C’est classique – cf. la photo de 1929 – mais beaucoup plus médiatisé. [FICHE: ponts, Kouba]

Dans le discours médiatico-sportif, aussi bien en 1929 que dans les années 1950, nous retrouvons de nombreuses juxtapositions ou plutôt oppositions des deux sphères, indigène et française ou occidentale. La photo issue du Miroir des Sports 1929 ressemble à la photo du tour dans les années 1950 [FICHE: dromadaire] et les imagettes tirées des Actualités Françaises montrent bien les Temps Modernes face au Moyen-âge : le coureur cycliste face à l’indigène monté sur un dromadaire ou une caravane d’ânes ; le vélo face à une charrette à âne ou à une charrue à bœuf [FICHE: âne, bœuf].

Le discours de la modernité apparaît aussi à travers la réclame, la participation de marques cyclistes et publicitaires. La promotion pour les marques commerciales va de pair avec la promotion du pays, ce dont témoignent les livres d’or, innovation d’après-guerre, aussi bien guides sportifs que guides touristiques.

Après l’exploitation du journal, suit l’exploitation de la route avec la “caravane blanche” comme “un nouveau mécanisme de propagande” (La Dépêche, 11 mars 1950). [FICHE: 1. Camions; 2. haut-parleurs; 3. chronométrage] Spectaculaire le Tour l’est en effet, avec son peloton et sa caravane publicitaire, véritable procession. Les voitures, les camions, les haut-parleurs, les slogans, le chronométrage, les annonces, tous indices d’avenir. Peloton et caravane véhiculent avec eux l’image du progrès, de la nouveauté, du modernisme. Avec les années, la caravane publicitaire s’amplifient et en 1953, elle compte 250 personnes.[9]

Dernier signe de progrès, les tentatives de développer le cyclisme féminin. [FICHE] En tant qu’espace public, la sphère sportive a occasionnellement permit aux femmes, surtout européennes, d’y accéder. Il n’y a que très peu de renseignements sur cette thématique. Le travail, à travers la presse coloniale, n’est pas encore fait. À Alger, c’était notamment Madame Christine de Stampa. Avec son mari très engagé dans le milieu cycliste, elle présidait le Vélo Club de Birmandreis, qui était à l’origine du développement de sections féminines dans les clubs algérois : notamment l’Union Cycliste Algéroise (présidé par M. de Stampa), le Vélo Sport Algérois, l’Olympique d’Hussein Dey et le Sport Cycliste Enfantin de Belcourt. Dès 1950, se déroulent des épreuves réservées aux dames dans le Département d’Alger. C’est beaucoup dire : les femmes qui pratiquent ce sport dans l’Algérois ne dépassent pas la dizaine. Dans le sillage du Tour d’Algérie Cycliste de 1950, il est organisé un Trophée féminin qui engage neuf participantes et qui relie Castiglione à Alger.[10]

À part l’Algérois, c’est l’Oranais qui a connu quelques initiatives dans ce sens. C’est à Oran qu’évoluait une sportive musulmane : Blalta Kheira, cousine d’un coureur localement connu, Latbaoui. Dans les travaux de Mériem Belabed-Mouhoub et de Ryme Seferdjeli[11], on retrouve des éléments sur sa vie et son parcours sportif. Ces informations nous renseignement également sur l’accueil qui lui fut réservé. Écoutons d’abord son témoignage sur ses débuts dans le sport et la manière dont elle fut accueillie [je cite]: “J’ai commencé à faire du vélo à 12 ans, toutes les filles de mon âge avaient un vélo. Pour ma famille ce n’était pas un problème mais pour les autres, si. J’habitais Eckhmül [il y avait une piste – NP]. Quand il y avait les compétitions masculines, j’allais voir au vélodrome Pierre Gay. Ce n’était pas loin de chez moi.  Je partais seule voir mon cousin qui courait à l’époque. Pour eux, c’était un déshonneur, ils  disaient à mon père : “Tu laisses ta fille faire du vélo, faire du sport ce n’est pas bien”. Mon père ne tenait pas compte de ces propos. Lui aussi était un sportif.” [fin de citation] À en juger la presse oranaise de l’époque – mais encore une fois, un travail plus sérieux à ce sujet reste à faire, elle était bien accueillie : “L’Oranie peut se targuer de posséder l’unique licenciée franco-musulmane de l’AFN (…) elle est devenue une des meilleures routières de notre département. » La presse l’a décrite comme une « jeune fille dont la gentillesse et l’amabilité ont été vite remarquées dans les milieux cyclistes de chez nous. ».

Poignée de femmes ou cas isolé, au fond, peu importe, puisque ces tentatives au début des années 1950 ont existé. Le cyclisme se voulait moderne.

Avec la démonstration de la stabilité et de la permanence française, le cyclisme en général, le TAC en particulier, traduit aussi un souci de professionnalisation, d’émancipation et de reconnaissance de la part de la population européenne. Plus d’une fois, celui qui organise le TAC, Tony Arbona, [FICHE : au départ de Bougie] soupire dans les colonnes de La Dépêche [je cite] : « Il faut détruire cette légende de nos Nord-Africains considérés comme des domestiques des Métropolitains, comme il faut détruire aussi ce complexe d’infériorité qui fait qu’on désespère de voir un jour le TAC gagné par un Nord-Africain. »[12] [fin de citation] (La Dépêche, 1951).

Deux ans plus tard, Arbona en rajoute [je cite] [FICHE : portraits] : « Je vous assure qu’un jour vous n’aurez pas à rougir de la comparaison Métropole – Afrique. Pour ma part, j’estime qu’une race comme la nôtre qui a pu fournir des [Marcel] Cerdan [boxe], [Larbi] Ben Barek [footballeur marocain], [Georges] Vallerey [nageur, né en France mais ayant grandi au Maroc], [Marcel] Salva [footballeur, Alger], [Mohamed ou Patrick] El Mabrouk [athlète], dominant dans d’autres sports, doit briller aussi fort en cyclisme. »[13] [fin de citation]. L’emploi du mot ‘race’ peut surprendre. Est-ce qu’il l’emploie dans un sens strictement ethnique voir biologique ? Mais pourquoi mentionner des sportifs de tous bords : d’origine métropolitaine, pieds noirs, marocaine et algérienne ? Ils représentent la société nord-africaine dans toute sa diversité. Donc, ‘race’ dans un sens géographique : nord-africaine ? Ce qui me paraît sûr c’est que ce discours masque un complexe d’infériorité vis-à-vis de la Métropole et du sport métropolitain.

L’historien belge Stijn Knuts a brillamment démontré dans sa thèse sur cyclisme et identité flamande, la manière dont l’aspect territorial importe dans cette construction identitaire. Cette identité se forge à la triple rencontre du local, (sub)national et international. L’analyse du niveau local – micro storia, montre l’importance des lieux de sociabilité (la culture des bars) et de la presse locale. Cette dernière crée l’événement sportif, et cela vaut peut-être plus encore pour le cyclisme que pour tout autre sport, puisque le cyclisme, jusqu’à l’apparition de la télévision, est un sport qui se lit dans le journal. Parce que rares sont les spectateurs qui voient l’épreuve du départ et à l’arrivée, le récit et la narration sont d’une importance cruciale. Le coureur du village devient la vedette locale, à travers la couverture de presse et les rites (l’accueil du vainqueur). En guise d’exemple, l’identification au héros dans l’Oranais. [FICHE : l’Écho d’Oran Fernandez et Chareuf] Les 3 fédérations algériennes d’Oran, d’Alger et de Constantine, étaient continuellement engagées dans une concurrence sportive.

Quant à l’histoire du cyclisme pieds noirs, elle est tombée dans un oubli total, hors de la communauté pieds-noirs. Son discours est celui de la « nostalgérie » sportive : la création d’un lieu de mémoire, d’une histoire commune à travers la publication de mémoires, des rencontres des amicales, de la communauté web et des sites internet, autant des vecteurs qui permettent à cette communauté de reconstruire “un passé et un univers rêvés”. La dernière qui existe encore, c’est l’amicale de l’Oranie Cycliste. Elle organise, depuis 38 ans, des retrouvailles annuelles. À travers ces rencontres, cette communauté sportive réaffirme son identité locale (oranaise) plutôt que nord-africaine.

  1. Le VSM ou les rapports entre le cyclisme musulman et l’algérianité

La manière dont les pratiques sportives ont été empruntées puis appropriées par les sportifs musulmans et utilisés contre la domination française a été amplement analysée. Le sociologue Yousef Fatès à souligné à propos du sport algérien en général qu’il s’agit d’un « véritable terrain de résistance nationale pour le colonisé » et que les clubs musulmans furent « de véritables écoles de formation de cadres du mouvement national ».[14] Comment et pourquoi sport et sentiment national entretiennent « avec la relation franco-algérienne des liens complexes, ambivalents et même ambigus »[15] a été particulièrement bien étudiée pour les mouvements de jeunesse dont les scouts musulmans et le football.[16]

Qu’en est-il des rapports entre le cyclisme et le sentiment national algérien des années 1945-1954 ? Quel est l’apport des associations sportives musulmanes au nationalisme algérien ?

Parmi d’autres structures et organisations, le nationalisme s’est forgé dans le mouvement sportif. Pour le cyclisme musulman, l’association phare depuis 1936, c’est le VSM. [FICHE VSM] La forme associative est un moyen d’émancipation, mais en même temps, selon le témoignage de l’ancien coureur cycliste Amari dans Annales du cyclisme d’Algérie, un passage obligatoire [je cite]: « Tout cycliste musulman où qu’il se trouvait devait rejoindre le VSM. De gré ou de force. Il y avait eu une propagande (…) C’était un premier ralliement. Un premier novembre avant l’heure. »[17] [fin de citation]. Comme Fatès l’a également démontré, ces associations sportives jouent « la fonction d’une véritable institution pédagogique destinée à l’éducation et à la protection morale des jeunes musulmans ». Il a analysé à travers différents statuts, parmi lesquels ceux du VSM, comment ces associations visaient « une expérience sociale de formation ». La discipline et le bon comportement sont importants.

L’Association sportive musulmane met en avant le communautarisme et est un lieu de construction de l’identité du « nous », de l’algérianité. La formation politique y a également sa place mais plutôt de manière indirecte. Avec le club sportif, émerge une nouvelle sociabilité, qui renforce l’identité algérienne. Dans cette vie sociale, culturelle et politique des associations sportives, l’espace et la localité jouent un rôle important.

En premier lieu, le bar sportif. Avec le café et brasserie, il joue un rôle important dans la création et le développement des clubs sportifs musulmans. Un lieu de sociabilité et de politisation d’une très haute importance.[18] Le VSM est créé en octobre 1936 dans le bar du Tabargo (ou Tabarys), rue de la Flèche (proche des Arcades). Les Conseils d’Administrations annuels se tiennent dans des bars différents, selon leur disposition.

Un deuxième endroit de sociabilité et de politisation sont les rédactions des journaux. [FICHE : Champion] L’exemple le plus manifeste c’est Alger républicain qui organisait des rencontres hebdomadaires. Tous les mardis soirs, la salle de rédaction se transforme en hall de réception pour les « mardis » d’Alger Sprint, le titre général des pages sportives. Le journal reçoit des membres et dirigeants de clubs, des équipes gagnantes – ou perdantes – et des champions de toutes disciplines de passage à Alger. Les plus grands de l’époque y viendront : des boxeurs, des coureurs comme [Alain] Mimoun, des internationaux de foot (…) des basketteurs, des nageurs ainsi que des cyclistes et pas des moindres ! – comme les italiens Bartali et les frères Coppi, l’espagnol Bahamontes, les français Jean Robic et Bobet, les nord-africains Kebaïli, Zaâf, etc.  Selon le journal communiste, qui accueille aussi les artistes de passage, ces rencontres sont [je cite] « l’occasion de reconnaître et de faire se connaître des gens séparés par la barrière qu’excelle à dresser le régime colonial. »[19] [fin de citation]

Un troisième endroit de sociabilité c’est le ‘Cercle des Sports’, situé au 2, Place de Chartres (actuellement la Place Amar El Kama). À la même adresse, siègent également le Cercle du MCA[20] ainsi que le Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques. Ce parti développe à la fin des années 1940 un réseau de sections et prend appui sur les medersas (écoles théologiques), les cafés, les mouvements de scouts et les clubs sportifs.[21]

C’est dans le Cercle des Sports que le VSM organise ses soirées culturelles. Ainsi, en février 1948, est organisé un événement qui, à en croire les sources, aurait été attendu par quelque 500 personnes.[22] Cette foule ne comprend pas uniquement de coureurs cyclistes. C’est festif. On y chante, on y prononce des allocutions. Ainsi Eddina Naceur, speaker de Radio Alger et rédacteur du journal Echabiba – journal que je n’ai d’ailleurs pas repéré dans des archives, prend la parole en arabe, fait l’historique du sport musulman et s’exclame [je cite] : « Tous les musulmans Algériens devaient s’unir et s’intéresser aux sports, car (…) les exercices de force sont une vieille création musulmane et il est de votre devoir de redoubler d’efforts afin de dépasser les Français, les Américains, etc… ». [fin de citation] Naceur termine son discours en exhortant l’auditoire à faire de son mieux pour le sport musulman et surtout ne pas compter sur une aide des « colonialistes ». La soirée continue avec une vente aux enchères et une collecte de dons des différentes sections PPA d’Alger, offerte au nom de Messali Hadj. Ensuite joue l’orchestre Scandrani de l’Opéra. Un sketch comique prévu au programme n’a pas lieu, interdit par l’Administration Française.

Malheureusement, nous ne disposons que de très peu d’informations sur ce genre de rencontres et soirées. [FICHE : Annonce] Il serait intéressant d’analyser les liens et l’enchevêtrement entre le monde du sport (le cyclisme) et celui du spectacle à l’époque.

Les archives internes du VSM demeurent jusqu’à aujourd’hui, introuvables – il est d’ailleurs peu probable qu’elles aient été conservées. Et à part les quelques comptes-rendus sur le VSM dans la presse coloniale, nous n’avons retrouvé que peu de rapports de la police des renseignements généraux. Est-ce que cela tient au fait que le cyclisme en Algérie était considéré comme un sport atypique dans sa dimension sociale et publique ? Dans un rapport sur le sport musulman, qui date de 1948,[23] le cyclisme avec la boxe et le football, sont considérés comme les sports « les plus populaires » auprès des musulmans. Si des rencontres sportives donnent lieu à des ‘incidents’ ou des ‘troubles’, c’est surtout à l’occasion des rencontres de football et dans une moindre mesure, autour des matchs de boxe. Le cyclisme n’est pas mentionné. Comment l’expliquer ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il n’y avait tout simplement pas d’incidents ? Et s’il n’y avait pas d’incidents, le sport n’était-il pas systématiquement suivi par les services français des renseignements généraux ?

  1. Identités multiples ? : le cas d’Ahmed Kebaïli

Dans un troisième et dernier volet, si le temps me le permet, quelques mots sur les cyclistes nord-africains et cette problématique de l’identité sportive dans un contexte colonial. Pour le cas du cyclisme, il manque d’études sur ce point, contrairement au football où nous disposons à titre d’exemple, d’une analyse très fine sur le footballeur Larbi Ben Barek. À travers une analyse qualitative de contenu de deux quotidiens français, l’historien suisse Stanislas Frenkiel a illustré l’ambivalence du discours médiatico-sportif concernant Ben Barek lorsque celui-ci arrive en France, en 1938. Ce discours construit imaginairement sa ‘primitivisation’ tout en s’efforçant de l’« héroïser ». Frenkiel explique cette ambivalence par une volonté métropolitaine de régénération du ‘national’ par le ‘colonial’, justement à une époque, la fin des années 1930, où la France est en crise.

Après 1945 la France a de nouveau besoin de s’affirmer. Qu’en est-il des coureurs algériens qui traversent des trajectoires sportives exceptionnelles, non seulement à travers leurs passages en Europe, mais également à travers leurs participation aux épreuves nord-africaines ?

Et comment la presse coloniale contribue-t-elle à l’héroïsation des sportifs ? Pourquoi crée-t-elle un espace de légende autour d’eux ? Ensuite, dans quelle mesure, cette héroïsation se concilie-t-elle avec une volonté de stigmatiser, de typifier ? Est-ce qu’on peut parler d’ambivalence dans cette couverture médiatique ?

Je vous rappelle que c’est La Dépêche Quotidienne avec Tony Arbona qui lance Kebaïli, « la vedette de Terrot ».[24] Selon Arbona, la presse « a ‘un rôle’ à jouer pour modeler l’esprit sportif ». En analysant les articles sur le cyclisme dans la Dépêche et son supplément sportif Champion dirigé par Tony Arbona, il est hors de doute qu’Ahmed Kebaïli est magnifié. Il est considéré par Arbona comme l’une des grandes vedettes du cyclisme d’Algérie. Kebaïli « possède indéniablement la classe internationale » (26-27 février 1950), c’est « la vedette de Terrot » (9 mars 1950), “de grande classe » (14 mars 1950), « hors classe » (20 mars 1953) et “notre ‘numéro un’ dans la Grande Boucle” (27 mars 1951).

Kebaïli devient un héros. [FICHE ] Cette vedette sportive, passe aussi vedette commerciale et publicitaire. Ainsi, il figure dans une publicité Coca Cola. [FICHE: Coca Cola] La peinture publicité de la camionnette, réalisée par L. Siksik, montre ‘le lion de Blida, l’aigle de Chréa’, en gros plan, en chemise et en pull, style moderne, occidental, l’air décontracté, en train de boire une bouteille de Coca. À ce jour, nous n’avons pas trouvé d’autres exemples de ce genre pour les autres sportifs nord-africains. Ce texte traduit tout un système de références : culture de masse version américaine, incarnation des valeurs occidentales (c’est l’époque de la ‘coca-colonisation’, terme qui dans ce contexte, prend un sens assez particulier). Et Kebaïli, à travers cette effigie qui traverse l’Algérie, éduque le pays et est un signe visible de la modernité.

Ainsi, il incarne la réussite du modèle républicain français. La vedette de Terrot est assimilée à la nation française. Il a ouvert un magasin cycles Terrot à Blida, il maîtrise parfaitement la langue française (contrairement à plusieurs collègues algériens au VSM, parfois analphabètes). La campagne publicitaire et son apparence vestimentaire renforcent l’idée d’acculturation.

À en juger la cohérence des articles de La Dépêche, le journal a réussi a construite l’ image d’un français ou plutôt d’un sportif assimilé. Nulle part le journal n’insiste sur son identité musulmane. Donc, pas de discours médiatico-sportif ambivalent mais bien plutôt respectueux, homogène. Mais de plus amples recherches dans la presse sont nécessaires pour savoir si l’assimilation de l’aigle de Chréa se limite à la sphère sportive et/ou à la nation française.

Dans un entretien, Norbert Massip, jeune coureur cycliste au début des années 1950, m’a raconté à quel point il admirait Kebaïli. Il était pour lui un sportif exemplaire. En plus, comme Massip n’avait pas beaucoup de moyens, Kebaïli l’a aidé avec son équipement. À part ces bribes d’informations et les récits de presse, il est difficile de saisir la réputation et la célébrité de Kebaïli, faute de sources algériennes. Par exemple, comment les vedettes algériennes étaient-elles perçues par la population musulmane?

Reste à savoir à quelle profondeur ce processus d’occidentalisation et de francisation a-t-il été intériorisé. Ce qui est certain, c’est que la guerre d’Algérie confirme son algérianité, comme il en a été le cas de beaucoup de cyclistes musulmans. Son arrestation en juillet 1955 provoquera une rupture médiatique. Avant que le procès n’ait lieu, la Dépêche Quotidienne qui l’a toujours soutenu, le condamne et prend ses distances. La vedette de Terrot, sera condamné à 5 ans de prison [FICHE: la Une]. La juxtaposition de la une est tout à fait intéressante : entre Yasef Saadi et Ali la Pointe d’un côté, et le Tour de France 1956 de l’autre.

Après 1962, l’ancien sportif figure parmi les personnalités qui sont à la base de la renaissance du cyclisme d’Algérie et du Tour d’Algérie, puisque celui-ci est appelé à renaître de ses cendres. [FICHE: Tour d’Algérie Cycliste 1972, 2013]

 


[1] Philip Dine, Sport and Identity in France. Practices, Locations, Representations (Bern 2012). Pour mon propos, ‘identité’ est utilisé dans sa conception dynamique et écclectique. Grant Jarvie, Sport, Culture and Society. An Introduction (Routledge, 2012 (second edition)).

[2] [1950 : Perpignan-Nîmes, Zaaf s’est échappé avec son co-équipier Marcel Molinés, mais épuisé, chaleur écrasante ce jour-là et, apparemment drogué, il s’effondre et tente de remonter ;il n’y parvient pas, adossé à une plantane, il est arrosé d’alcool par des paysans accourus ; Molinès remporte l’étape (le premier nord-africain a gagner une étape dans le TdF ! mais c’est Zaaf qui écrit l’histoire]

[3] Dine, op.cit., 114-115.

[4] La Dépêche, 21 décembre 1949.

[5] Hugh Dauncey, Jeff Hare (eds.), The Tour de France, 1903-2003 : a century of sporting structures, meanings and values (London 2003), xviii.

[6] à l’instar de Christophe Campos dans un article sur le Tour de France

[7] Vigarello, 887.

[8] L’Écho d’Alger, dans: Dine, op.cit.

[9] La Dépêche du 16 février 1953.

[10] Christiane De Stampa (UCA), de latere winnares Gisèle Doria (UCA), Rose Suzanne (OHD), Germaine Sintès (UCA), Gisèle Bleine (UCA), Marie Gomez (SCEB), Georgette Pasquale (VCA), Charlyne Mancelon (UCA)

[11] Mériem Belabed-Mouhoub dir., Jeunesse, sport, et revendications nationales. Algérie 1940-1962 (2007); Ryme Seferdjelli, Être une Athlète « musulmane » en Algérie coloniale : entre transgression, reproduction des stéréotypes de genre et politique identitaire, Revue: Genre et Colonisation 1 (2013) 288-345

[12] La Dépêche du 28 mars 1951.

[13] La Dépêche du 7 janvier 1953.

[14] Yousef Fatès, Sport et Tiers-Monde (1994) p.29 et 33.

[15] Omar Carlier, ‘Mouvements de jeunesse, passage des générations et créativité sociale: la radicalité inventive algérienne des années 1940-1950’, in: Nicolas Bancel, Daniel Denis, Youssef Fatès, De l’Indochine à l’Algérie. La jeunesse en mouvements des deux côtés du miroir colonial 1940-1962 (Paris, Éditions La Découverte, 2003) 167.

[16] De l’Indochine à l’Algérie. La jeunesse en mouvements des deux côtés du miroir colonial 1940-1962, 8.

[17] Annales, 90.

[18] Omar Carlier, ‘Le café maure, lieu de sociabilité et instance politique’, in: Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault (sldd), Histoire de l’Algérie à la période coloniale (Paris / Alger, La Découverte / Barzakh, 2012, 720p.) 412-415; Youcef Fatès, ‘Du café Maure au ‘café des sports’’, in: Ouanassa Siari-Tengour, Aissa Kadri (réd.), Générations engagées & Mouvements nationaux: Le XXème siècle au Maghreb (Oran, Crasc, 2012, 350p.) 269-286.

[19] Henri Alleg, Abdelhamid Benzine, Boualem Khalfa, La grande aventure d’Alger républicain (Paris, Éditions Delga, 2012 [1987], 286p.) 108-109.

[20] Mahmoud Abdoun, Témoignage d’un militant du mouvement nationaliste (Alger, Éditions Dahlab, [1987]) 41.

[21] Simon, 69.

[22] ANOM 91-1k491.

[23] ‘Rapport sur le sport musulman’, le 9 avril 1948, ANOM, 91-1K491.

[24] La Dépêche du 9 mars 1950.

Frantz Fanon et le personnel soignant à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville

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Résumé de la conférence donnée aux Glycines le 16 février 2015

Paul Marquis, Centre d’histoire de Sciences Po – Paris


Le propos de cette conférence, condensé dans le texte qui suit, s’inscrit dans le cadre plus général d’un projet de recherche de doctorat qui tend à dresser une histoire sociale de la psychiatrie dans l’Algérie coloniale. Ce travail s’intéresse en particulier à l’établissement psychiatrique de Blida-Joinville entre 1933 et 1963.

Ouvert au début des années 1930 pour faire face aux difficultés suscitées par les évacuations de malades vers les asiles départementaux du sud de la France[1], l’hôpital était censé accueillir tous les individus nécessitant « un traitement [psychiatrique] de longue durée ou manifestement justiciables d’une mesure d’internement »[2].

Ce n’est que vingt ans après l’admission des premiers malades que le docteur Frantz Fanon intègre l’établissement en tant que médecin-chef[3]. Cette nomination intervient notamment après l’obtention d’un premier poste à l’hôpital psychiatrique de Pontorson (Manche), ainsi qu’un passage en tant qu’interne par l’établissement de Saint-Alban (Lozère) ; c’est au sein de cette structure, auprès du docteur François Tosquelles, que Frantz Fanon s’était familiarisé aux techniques thérapeutiques de la psychothérapie institutionnelle.

Porté par la frange réformatrice de la communauté neuropsychiatrique[4], le mouvement de psychothérapie institutionnelle repose sur l’idée qu’il apparaît nécessaire de (re)construire une vie sociale au sein de l’institution asilaire. Cette volonté de rompre l’isolement des malades se caractérise notamment par l’organisation d’ateliers (tricot, poterie, etc.), de commissions (cinéma, journal, etc.) et d’activités ludiques ou sportives à des fins thérapeutiques. Ces pratiques sont associées à l’utilisation de traitements médicamenteux ou biologiques, traitements qui connaissent d’importantes évolutions au cours de la période[5].

A son arrivée à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville (HPB), le docteur Fanon entreprend une série de réformes inspirées des méthodes de la psychothérapie institutionnelle. Au cœur de ces initiatives figurent ceux qui interagissent quotidiennement avec les patients : les membres du personnel soignant. Chargée des soins de propreté, d’une partie des soins médicaux mais également de la surveillance des malades et du maintien du calme dans les pavillons, cette catégorie hétérogène est considérée comme un élément déterminant dans la perspective d’une rénovation de l’institution asilaire. Tandis que l’implication de tous les acteurs de l’hôpital apparaît nécessaire à la création d’une « atmosphère thérapeutique » propice à la guérison des malades, l’émergence de nouvelles thérapies médicamenteuses et biologiques nécessite aussi la maîtrise de compétences techniques et relationnelles spécifiques[6]. Dans l’esprit des psychiatres, il importe que le personnel de soins assure désormais pleinement la fonction « d’auxiliaire thérapeutique du médecin ».

On peut dès lors s’interroger : les mesures entreprises à l’initiative du docteur Fanon ont-elles contribué à faire évoluer le rôle et les pratiques du personnel soignant, ainsi que les relations entretenues avec les patients de l’hôpital ?

  1. « A l’HPB, c’est pis que l’bagne… » : un hôpital psychiatrique sous tensions

Lorsqu’il intègre l’établissement à l’automne 1953, le docteur Fanon découvre une situation contrastée. Vingt ans après l’admission des premiers malades, l’équipement médical est considéré comme « très satisfaisant »[7]. Ce dernier est toutefois l’un des rares motifs de satisfaction pour les médecins de l’hôpital. Lors de la visite de l’établissement effectuée à son arrivée en compagnie des autres membres de l’équipe médicale, le docteur Fanon est ainsi profondément déstabilisé par les conditions d’encadrement qu’il observe dans certains pavillons [8]. L’hôpital psychiatrique souffre en effet d’un surencombrement massif  qui gêne considérablement la prise en charge des patients. A cette date, l’établissement demeure le seul hôpital psychiatrique en fonctionnement sur le sol algérien, recevant des malades en provenance de l’ensemble du territoire. Dès lors, malgré la construction régulière de nouveaux pavillons, le nombre d’individus hospitalisés dépasse largement la capacité d’accueil maximale de l’établissement.

Impactant directement le travail quotidien à l’hôpital, ce surencombrement alimente le mécontentement du personnel. Il n’est d’ailleurs pas la seule source d’insatisfaction. Au moment de l’attribution au docteur Fanon du cinquième poste de médecin-chef, l’établissement sort à peine d’une longue période de tensions qui a profondément altéré les relations en son sein.

Ces tensions sont associées aux revendications régulièrement formulées depuis la fin des années 1940 par la Confédération Générale du Travail (CGT), principal syndicat de l’établissement. L’organisation demande en particulier l’application des textes concernant le reclassement du personnel de soins (notamment l’intégration des servants de salle dans le cadre des aides-soignants), la parité de traitement avec les agents métropolitains des hôpitaux psychiatriques ainsi que la titularisation des journaliers, qui composent alors plus de 20 % de l’ensemble du personnel de l’établissement.

Après une série d’arrêts de travail, les protestations débouchent sur un mouvement de grève massivement suivi, qui s’étend d’avril à mai 1951. 46 jours pendant lesquels le quotidien de l’établissement se voit bouleversé par la décision d’interrompre tous les soins aux malades. Outre les modalités spécifiques du reclassement en Algérie, les membres du personnel appuient également leurs revendications sur les conditions de travail particulièrement difficiles auxquelles ils estiment être soumis, insistant en particulier sur les risques auxquels ils sont exposés du fait du contact quotidien avec les malades. Sur un tract destiné à la population de Blida[9], les grévistes relèvent notamment, pour l’année 1950, 268 déclarations d’accidents du travail, parmi lesquels un agent ayant reçu un coup de pioche dans le dos et un autre ayant souffert d’une perforation du poumon suite à un coup de couteau de cuisine.

Au terme de plus d’un mois et demi de mobilisation, la grève aboutit à la reconnaissance par les autorités de la légitimité d’une partie des revendications du personnel. Mais elle entraîne aussi plusieurs sanctions disciplinaires, qui accentuent la défiance à l’égard de l’administration et du corps médical de l’hôpital. C’est dans ce contexte qu’intervient la nomination de Frantz Fanon.

  1. Impliquer et former : les mesures du docteur Fanon à destination du personnel de soins

A son arrivée, le docteur Fanon se voit attribué une division de l’établissement, composée de de deux sections réparties sur trois pavillons ; conformément aux règles de répartition des malades au sein de l’hôpital, la première se compose de 165 « femmes Européennes » et la seconde de 220 « hommes Musulmans », selon la taxinomie de l’époque. C’est au sein de ces deux sections que le docteur Fanon entame une série de réformes en vue d’améliorer les soins et traitements à destination des patients dont il a la charge.

Convaincu de la nécessité de créer une « communauté thérapeutique » au sein de l’établissement, Frantz Fanon considère que l’application de ces mesures passe par une implication pleine et entière du personnel de soins. Dans la thèse de médecine qu’il consacre à l’étude de la « socialthérapie » dans le service du docteur Fanon, le jeune interne Jack Azoulay affirme ainsi : « La guérison du malade dépend avant tout de l’attitude du personnel »[10].

Cette implication apparaît d’autant plus nécessaire dans le contexte particulier de l’HPB. D’une part parce qu’il importe d’apaiser les relations avec le personnel, relations profondément affectées par la grève de 1951. D’autre part parce que dans les sections de malades « Musulmans », les échanges entre le psychiatre et les malades nécessitent la présence d’un interprète. Rappelons qu’au début des années 1950, aucun des psychiatres de l’hôpital ne parle le kabyle ni l’arabe – Frantz Fanon ne commencera à apprendre la langue qu’en 1956. Dans ces conditions, le personnel de soins arabophone et/ou berbérophone est régulièrement sollicité dans les cas où les malades ne peuvent s’exprimer en français.

Outre l’organisation de réunions hebdomadaires à destination du personnel, la prise de conscience du rôle « d’auxiliaire thérapeutique »[11] qui lui est assigné passe également par une formation spécifique. Évoquée depuis le début des années 1940, cette dernière est encore peu formalisée en 1953. Fort de l’expérience accumulée à Saint-Alban, où il était en charge de la formation professionnelle du premier degré, Frantz Fanon contribue à la mise en place d’un programme de deux années, assuré par les médecins chefs de l’établissement et sanctionné par l’attribution du diplôme d’infirmier des hôpitaux psychiatriques. Ce faisant, il s’agit dans l’esprit du psychiatre de rompre avec un climat de « méfiance réciproque » et de faire évoluer les relations entretenus entre le personnel soignant et les malades, conditions nécessaires à l’amélioration des conditions de prise en charge dans le cadre d’une « social-thérapie » adaptée.

III. Des réformes à l’origine d’une modification durable des rapports soignants-malades ?

A suivre la démonstration de Jack Azoulay dans sa thèse, les mesures prises dans la section des malades « femmes Européennes » ont été suivies de modifications rapides et significatives. L’implication assidue du personnel soignant féminin facilite la mise en place d’ateliers d’ergothérapie (couture et tricot), ainsi que la création d’une commission des fêtes chargée de l’organisation de soirées récréatives, et de « Notre Journal », hebdomadaire de l’hôpital dans lequel collabore patients, personnel soignant et médecins (pour l’éditorial). Autant de pratiques qui, d’après Jack Azoulay, contribuent à faire évoluer dès les premiers mois l’atmosphère et les relations au sein du pavillon concerné.

Le succès de ces initiatives souligne par contraste les difficultés rencontrées dans les pavillons de malades « hommes Musulmans ». Les réunions à destination des patients sont rapidement écourtées et les soirées organisées ne produisent pas les effets escomptés. Dans un premier temps, le docteur Fanon associe cet échec au manque d’implication du personnel de soins masculin, qui manifeste de son côté son scepticisme vis-à-vis des mesures imposées par ce médecin nouvellement arrivé à l’hôpital. L’observation des comportements des malades oriente toutefois le docteur Fanon vers une autre explication ; plus que l’attitude du personnel, c’est l’inadaptation des activités proposées qui semble être à l’origine des problèmes rencontrés. Tandis qu’ils répugnent à travailler le raphia dans le cadre d’un atelier de tressage, activité considérée comme « féminine », les patients « Musulmans » s’impliquent pleinement dans l’aménagement des abords des pavillons. De ces observations Frantz Fanon et Jack Azoulay tirent la conclusion suivante : « Comment pouvait-on réaliser une sociothérapie d’inspiration occidentale dans un service d’aliénés musulmans ? […] En fait, une attitude révolutionnaire était indispensable car il fallait passer d’une position où l’universalisme de la culture occidentale était évidente à un relativisme culturel »[12].

Pour Frantz Fanon, les spécificités de la « personnalité algérienne » ne reposaient donc pas sur des critères biologiques, comme le laissaient entendre les théories professées par le docteur Porot et « l’Ecole psychiatrique d’Alger »[13], mais sur des éléments d’ordre social et culturel que le médecin devait prendre en compte dans l’optique de la mise en place d’une social-thérapie adaptée[14]. Outre la venue d’un Muphti pour la prière du vendredi et la collaboration avec des conteurs et musiciens locaux, le docteur Fanon encourage dans cette perspective l’implantation, au sein même d’un pavillon, d’un lieu de sociabilité masculine essentiel en Algérie : le café maure. Autorisant les échanges entre malades de différents pavillons, le café-maure permettait aussi un autre type d’interactions entre les patients et le personnel fréquentant l’établissement, non sans toutefois poser un certain nombre de problèmes. Après plusieurs mois, les effets des mesures initiées par le docteur Fanon dans la section des malades « hommes Musulmans » se font donc finalement sentir. Outre l’absence du recours aux moyens de contention, Jack Azoulay signale également une baisse sensible du nombre de blessures reçues en service par le personnel.

Faut-il pour autant y voir une modification durable des pratiques au sein de l’établissement et des relations entre malades et personnel soignant ? Il faut préciser ici que les mesures entamées à l’initiative du docteur Fanon se limitent dans un premier temps aux deux sections dont il a la charge. Et le travail à accomplir apparaît d’autant plus important que, dans le contexte de la guerre d’indépendance, les tensions ne cessent de se durcir à l’intérieur de l’établissement. Dans la lettre de démission qu’il fait parvenir au Gouverneur Général en juillet 1956, Frantz Fanon écrit ainsi que sa « conscience est le siège de débats impardonnables »[15]. Le psychiatre traduisait par ces mots l’impossibilité d’humaniser un établissement « dans le cadre d’une structure coloniale où tout [concourait] à la déshumanisation »[16]. Reste que s’il n’a pas réussi à atteindre les objectifs qu’il s’était fixé, le docteur Fanon est malgré tout parvenu, en trois années de présence à l’hôpital, à mettre en place avec le soutien de ses internes une série de mesures dont certaines semblent avoir survécu à son départ ; c’est notamment le cas des ateliers d’ergothérapie, mais aussi de « Notre Journal », qui paraît encore en novembre 1957. L’étude approfondie des notes des infirmier(e)s dans les dossiers de patients, en cours de réalisation au moment de prononcer cette conférence, devrait permettre d’apporter encore un autre éclairage sur la question.


[1] Sur les débats autour de l’ouverture de l’hôpital, voir Richard Keller, Colonial Madness. Psychiatry in French North-Africa, Chicago, UCP, 2007.

[2] Antoine Porot, notice « Services ouverts », Manuel alphabétique de Psychiatrie clinique, thérapeutique et médico-légale, Paris, PUF, p.382.  

[3] Sur le parcours de Frantz Fanon, voir notamment Alice Cherki, Frantz Fanon, Portrait, Paris, Seuil, 2000 ; et David Macey, Frantz Fanon, A Life, Londres, Granta Books, 2000.

[4] Voir à ce propos Nicolas Henckes, « Réformer et soigner. L’émergence de la psychothérapie institutionnelle en France, 1944-1955 », dans Jacques Arveiller, Psychiatries dans l’histoire, Caen, PUC, 2008, pp.277-288.

[5] Sur le sujet, voir notamment Jean-Noël Missa, Naissance de la psychiatrie biologique : Histoire des traitements des maladies mentales au XXe siècle, Paris, PUF, 2006.

[6] Sur les dynamiques qui traversent le personnel soignant dans les années 1950-1960, voir Benoît Majerus, Parmi les fous. Une histoire sociale de la psychiatrie au 20e siècle, Rennes, PUR, 2013.

[7] J. Dequeker, F. Fanon, R. Lacaton, M. Micucci, F. Ramée, « Aspects actuels de l’assistance mentale en Algérie », L’information psychiatrique, 1955, 31/4, pp.11-18.

[8] L’information est donnée par Alice Cherki, op.cit., p. 93.

[9] ANOM. 91/1K822/2. « Avis à la population », 7 avril 1961.

[10] Jack Azoulay, Contribution à l’étude de la socialthérapie dans un service d’aliénés musulmans, Thèse pour le Doctorat en Médecine, Université d’Alger, 1954, p.17. On retrouve une partie des conclusions de cette thèse dans l’article suivant : Frantz Fanon, Jack Azoulay, « La socialthérapie dans un service d’hommes musulmans : difficultés méthodologiques », L’information psychiatrique, 1954, 30/9, pp.349-361.

[11] Ibid., p.62.

[12] Ibid., p.26.

[13] Sur les théories formulées par « l’Ecole psychiatrique d’Alger », voir notamment Robert Berthelier, L’homme maghrébin dans la littérature psychiatrique, Paris, L’Harmattan, 1994.

[14] David Macey, op.cit., p.232.

[15] Cité par Numa Murard, « Psychothérapie institutionnelle à Blida », Tumultes, 2008/2, n°31, p.31.

[16] Numa Murard, art.cit., p.45.

 

La darija, une langue à part entière ? هل الدارجة لغة ؟ –الدارجة لغة ولّا ماشي لغة ؟

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Journée d’étude – Mercredi 22 avril 2015
Programme – البرنامج


1. L’arabe algérien : approches sociolinguistiques et didactiques

مقاربة سوسيولغوية و تعليمية للدارجة الجزائرية
  • Khaoula Taleb Ibrahimi, Université Alger 2 : « La darija une langue à part entière » “هل الدارجة لغة ؟”

  • Matthieu Marchadour, Université Rennes 2 « La méthode Kamal, une méthode d’apprentissage de l’arabe algérien : étude didactique »
  • Fatma Zohra Chaïb, Université Alger 2 « L’actualisation des contenus langagiers de la méthode Kamal »
فاطمة الزهراء شايب : تحديث المحتويات اللغوية لطريقة الكمال (نظرة دينامية لتطور الدارجة)

2. Dictionnaires de l’arabe algérien, nouvelles éditions et rééditions : présentation par les auteurs et éditeurs

تقديم القواميس المزدوجة للغة العربية الجزائرية الصادرة مؤخرا من طرف المؤلفين والناشرين

مهدي براشد، معجم العامية الدزيرية بلسان جزائري مبين2013 Editions Vescera
  • Belkacemm Ben Sedira, Dictionnaire français-arabe de la langue parlé en Algérie, Dar Khettab, 2015
  • Marcellin Beaussier, Mohamed Ben Cheneb, Dictionnaire pratique arabe-français, OPU, 2015

3. Littératures populaires, conservatoires des parlers arabes algériens »

دور الأدب الشعبي في الحفاظ على الدارجة

  • Abdelhamid Bourayou et Hamid Bouhbib, Université Alger 2 « Le rôle de la littérature populaire dans la préservation de la darija » table ronde

عبد الحميد بورايو و حميد بوحبيب : دور الأدب الشعبي في الحفاظ على العاميات الجزائرية

Conclusion et synthèse des travaux

ختام اليوم الدراسي

  • Khaoula Taleb Ibrahimi et Abderrazak Dourari, Université Alger 2, Philippe Blanchet, Rennes 2 « Plaidoyer pour les langues maternelles »

La darija, une langue à part entière ? هل الدارجة لغة ؟ –الدارجة لغة ولّا ماشي لغة ؟

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Journée d’étude – Mercredi 22 avril 2015

Depuis 2012, le domaine de la linguistique a vu la publication ou la réédition d’au moins cinq dictionnaires bilingues d’arabe algérien* alors que la presse arabophone et francophone a traité à maintes reprises de la question des langues parlées, de l’arabe algérien en particulier et ce sous des formats divers (débats, exposés de spécialistes, interviews, comptes-rendus de manifestations) dont plusieurs dossiers thématiques en pages centrales.

Les réseaux sociaux ne sont pas en reste avec diverses initiatives de valorisation du patrimoine vernaculaire, dont d’ambitieuses entreprises de traduction de textes scientifiques et littéraires en langues parlées.

Que signifie ce regain d’intérêt pour les parlers algériens ? Pourquoi maintenant ? Peut-on considérer ce phénomène comme autant de signaux qui n’échappent pas à la vigilance des spécialistes et qui démontrent que la société algérienne est en pleine évolution, en quête de son algérianité ? Vecteurs de la socialisation des locuteurs algériens, socles (avec les parlers amazighes) de leurs pratiques langagières et instruments de communication au quotidien, les langues maternelles et leur perception dans le large public sont en train de changer. La stigmatisation au nom d’un purisme exclusif de toute expression non canonique ne semble plus de mise. Par ailleurs, le répertoire de la poésie populaire citadine d’Alger connue sous l’appellation « chaabi » ne cesse d’être réexploré et valorisé par la jeune génération des écrivains, des chanteurs et des poètes.Depuis 2013, une équipe de spécialistes des Universités d’Alger 2 et de Rennes 2 entreprend une révision/actualisation de La Méthode Kamal© d’enseignement de l’arabe algérien produite et utilisée par le Centre d’études diocésain Les Glycines depuis quatre décennies. A l’occasion d’une d’étape dans ce travail, le Centre d’études diocésain a voulu rassembler en une journée d’étude un certain nombre de chercheurs et universitaires qui travaillent dans le champ des études dialectales en Algérie et au Maghreb, afin de poursuivre les débats qui animent aujourd’hui le champ des études dialectales.La journée s’ouvrira par une double approche sociolinguistique et didactique de l’arabe algérien. Appréhendé dans sa dimension sociolinguistique et dans la globalité de ses usages, il s’agit de comprendre la manière dont l’arabe algérien, comme toute langue parlée et écrite par une communauté, connaît la variation, c’est-à-dire l’utilisation d’une série de niveaux et de registres de langue qui constituent une langue à part entière, indépendamment des facteurs politiques, sociaux, économiques et anthropologiques qui déterminent le statut de chacun de ces registres et leur place dans les pratiques d’une communauté. L’approche didactique se focalisera sur La Méthode Kamal© et ses contenus didactiques et langagiers.
Dans un second temps la parole sera donnée aux auteurs et éditeurs des dictionnaires bilingues récemment publiés.
La troisième partie de la rencontre sera animée par des spécialistes de l’une des variations de l’arabe algérien qui correspond au registre de la littérature populaire dans tous ses genres, registre souvent hermétique aux non initiés : chaabi, haouzi, melhoun, proverbes, bouqalate etc. Cette littérature apparait en effet comme le véritable corpus conservatoire des parlers algériens.
منذ 2012 صدرت على الأقل خمسة قواميس للدارجة الجزائرية*. و في السنين الأخيرة تطرقت وسائل الإعلام الناطقة أو المكتوبة بالعربية و الفرنسية لمسألة اللغات المستعملة و بالخصوص الدارجة الجزائرية في ملفات خاصة أو ندوات و غيرها عدة مرات، ضف إلى ذلك مبادرات الشبكات الاجتماعية لترقية التراث اللغوي و ترجمة نصوص علمية و أدبية إلى اللغة المحكيةكيف يمكن لنا أن نفسر هذا الاهتمام المتزايد بالدارجة الجزائرية ؟ و لماذا الآن ؟ هل يمكن اعتبار هذه الظاهرة علامةً على تطور المجتمع الجزائري الذي أصبح اليوم يلح على هويته الجزائرية ؟ هل لأنّ الدارجة عامل قوي في تشكل مجتمع المتكلمين الجزائريين و أساس الممارسات اللغوية اليومية لأغلبية المتكلمين فلا يمكن بأيّ حال من الأحوال أن نتجاهلها باسم الأصالة أو الخوف على العربية الفصحى هذا من جهة و من جهة أخرى هناك التراث الأدبي الشعبي الذي مازال مصدر الإلهام للجيل الجديد من الكتاب والشعراء و المغنين
ابتداء من 2013قام فريق من المختصين من جامعتي الجزائر و ران بعملية مراجعة و تجديد لطريقة كمال لتعليم العربية الجزائرية المؤلفة و المستعملة من طرف المركز الأسقفي للدراسات و الأبحاث مند أربعين سنة
بمناسبة تواجد الفريق هذا الأسبوع في الجزائر، ينظم المركز يوما دراسيا يجمع بعض الباحثين و الجامعيين اللذين يعملون في حقل الدراسات اللغوية و المهتمين بالدارجات المستعملة في الجزائر خاصة و المغرب العربي عامةيُفتتح اليوم الدراسي بمقاربة سوسيولغوية للدارجة الجزائرية. القصد منها التأكيد على أن الدارجة لغة بالمعنى العلمي و أنّها تعرف كلّ الظواهر التي تعرفها اللغات الطبيعية البشرية إذا ما تناولنا ها مستقلة عن العوامل السياسية والاقتصادية و الاجتماعية والأنثروبولوجية التي تحدد وضعها في أيّ مجتمع. ترتكز المقاربة التعليمية على طريقة كمال و مضامينها اللغوية و التعليمية. في المرحلة الثانية تُعطى الكلمة للمؤلفين والناشرين للحديث عن القواميس المزدوجة الصادرة مؤخرا. في المرحلة الثالثة و الأخيرة يتطرق المختصون في الأدب الشعبي للتراث الأدبي بكل أنواعه : الشعبي و الحوزي و الشعر الملحون و الامثال و البوقالات مبرزين الدور الحاسم الذي يلعبه الأدب الشعبي في الحفاظ على الدارجة دون أن نتغافل عن التجديد الذي يلاحظ في السنوات الأخيرة في ميدان التأليف و الكتابة بالدارجة في الجزائر.
* مهدي براشد معجم العامية الدزيرية بلسان جزائري مبين(Editions Vescera, 2013)

Mohamed Nazim Aziri, Dictionnaire des locutions de l’arabe dialectal algérien, ANEP, 2012) ; Jihane Madouni-La Peyre Dictionnaire arabe algérien-français, Algérie de l’ouest de L’Asiathèque, 2014 ; Marcellin Beaussier et Mohamed Ben Cheneb Dictionnaire pratique arabe-français réédition OPU, 2014, Belkacem Ben Sedira Dictionnaire français-arabe de la langue parlée en Algérie, réédition Dar Khettab, 2015.

Illustration : Méthode Kamal, leçon 23, xla:set enna sselaa
اخلا صـت لـنا السـلـعـة

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Prémisses et premiers développements de la peinture de manuscrits en terres d’Islam

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Résumé de la conférence donnée aux Glycines le 20 avril 2015

Eloïse Brac de la Perrière, Université de la Sorbonne


L’histoire de la peinture de manuscrits en terres d’islam est ancienne : parmi les premiers vestiges de manuscrits coraniques retrouvés dans la grande mosquée de Sana’a en 1972, certains sont ornés de motifs végétaux et géométriques. Ces décors, d’abord très simples, vont peu à peu gagner de la place au sein du manuscrit. A partir du IXe siècle, l’enluminure couvre parfois toute la page. Ce sont là les premières manifestations de la peinture au sein du codex.

A la lumière de ces données, on pourrait croire que les manuscrits profanes ont très tôt été dotés d’illustrations. Pourtant, les premiers spécimens dont nous disposons, très fragmentaires, ne datent que des IXe-Xe siècle.

Pour combler ces lacunes certainement dues aux aléas de l’histoire, c’est vers l’archéologie qu’il faut se tourner. En effet, dès la période umayyade, sur un territoire s’étendant du Proche-Orient jusqu’aux confins asiatiques, il existe des exemples de peintures murales. Celles qui ornent certaines résidences fortifiées situées dans le désert Syro-jordanien, les fameux « châteaux du désert », en constituent les plus anciens témoignages.

Les riches programmes décoratifs dont sont dotés ces bâtiments, stuc, mosaïque, pierre sculptée et peinture, attestent qu’ils étaient destinés à des personnages de haut rang, probablement issus de la famille umayyade.

Qusayr ‘Amra, petit complexe composé d’un bain et d’une salle de réception, en constitue l’un des plus beaux exemples, on le date entre 712 et 715. Les peintures qui couvrent les murs puisent leur style dans l’Antiquité tardive : les artisans du bain umayyade ont certainement puisé leur inspiration dans des édifices de la région construits quelques siècles auparavant et ornés de décors similaires.

A Qasr al-Hayr al-Gharbi, une résidence princière accompagnée d’une exploitation agricole située à 60 km au Sud-Ouest de Palmyre (premier quart du VIIIe siècle), les peintures qui ornaient le sol des espaces de réception montrent tout à la fois la marque d’influences occidentales (art greco-romain) et orientales (art sassanide).

Plus tard, à Samarra, superbe capitale des Abbassides entre 836 et 892, on peut voir des figures féminines, gracieuses servantes aux traits stylisés, peintes sur les murs d’espaces qui devaient constituer les appartements privés des souverains.

L’art pictural, même s’il demeure minoritairement utilisé dans les décors, ne cesse encore d’être utilisé dans les architectures palatiales durant les siècles qui suivent : à Lashkari Bazar (Afghanistan), gouvernée par la très puissante dynastie des Ghaznévides (Xe-XIIe siècles), puis par celle des Ghurides (XIIe-XIIIe s.), la salle d’audience du palais Sud comportait une large fresque représentant la garde royale. L’iconographie est là fortement marquée par l’influence bouddhique de l’Asie centrale.

C’est sur ce terreau fertile et riche d’apports variés que s’est développée la peinture de manuscrits arabe, c’est-à-dire la peinture des manuscrits en langue arabe, d’abord dans une zone géographique restreinte comprenant la Mésopotamie, la Syrie-Jordanie et l’Egypte. On ne connaît que très peu d’œuvres profanes illustrées pour l’Occident musulman, l’un des rares, mais superbes, représentants de cette branche, étant le manuscrit de Bayâd wa Riyâd conservé au Vatican. Datable du XIIIe siècle, et plus exactement de l’époque almohade, il a probablement été fait en Al-Andalus. Il contient quatorze peintures exécutées dans un style très particulier.

Le Traité des étoiles fixes (Kitâb Suwar al-kawâkib al-thâbita), de l’astrologue persan ‘Abd al-Rahmân al-Sûfi, conservé aujourd’hui à la Bodleian Library, est beaucoup plus ancien. Il a été copié et illustré par le fils de l’auteur en 1009, peut-être à Ispahan. Il est considéré comme l’un des premiers codex en langue arabe doté d’illustrations.

On peut en effet diviser les manuscrits illustrés en deux principales catégories : d’une part les ouvrages savants, d’autre part, les textes divertissants, à valeur morale.

Kitâb al-Diryâq, Le Livre de la Thériaque, fait partie du premier ensemble. C’est un ouvrage de pharmacopée, livrant des recettes contre les morsures de serpents. La Bibliothèque nationale de France en possède un superbe exemplaire enluminé et illustré daté de 1199 (n° inv. Arabe 2964)[1].

Cette première catégorie « savante » est celle dans laquelle peuvent être classées les diverses copies du célèbre De Materia medica de Dioscoride, l’un des premiers textes grecs traduits en arabe dont on connaît au moins treize versions illustrées, la plus ancienne datant de 1083 (Leiden University Library).

La deuxième catégorie d’ouvrages est parfaitement représentée par les multiples copies illustrées de deux grands classiques de la littérature arabe : les fables animalières de Kalila wa Dimna et les Maqâmat de Hariri.

Kalila wa Dimna a été rédigé vers 750 par Ibn al-Muqaffa’, secrétaire de chancellerie au service des umayyades, à partir de textes beaucoup plus anciens issus de la littérature sanskrite. Les Maqâmat, ou Séances, de Hariri, datent quant à elles de la fin du XIe siècle.

Les premières copies ornées de miniatures qui sont parvenues jusqu’à nous sont largement postérieures à la rédaction des textes car elles datent du début du XIIIe siècle. Parmi elles, le manuscrit dit « Maqamat Schefer », du nom du fondateur de la bibliothèque de l’école des langues orientales qui en fit don à la Bibliothèque nationale de France, peut être considéré comme l’un des chefs-d’œuvre des arts du livre arabe. C’est un manuscrit richement illustré (99 miniatures pour 167 feuillets), qui porte le nom du copiste-peintre « Yahya ibn Mahmud al-Wasiti ». Ce dernier est visiblement un maître en la matière, sa connaissance du texte et son interprétation iconographique font du manuscrit une œuvre à part, pleine de drôlerie et d’intelligence. L’image fait écho au texte en le rendant plus aisément compréhensible, l’artiste prenant même parfois la liberté d’en donner sa propre interprétation : ici, et ce n’est pas là la coutume, le peintre est maître du manuscrit. Le style des illustrations laisse penser que cette œuvre a probablement vu le jour à Bagdad ; c’est un témoignage exceptionnel de la vie quotidienne médiévale.

Le caractère théâtral que les manuscrits de Kalila wa Dimna partagent avec ceux des Maqâmât, laisse penser que l’iconographie est marquée par l’influence d’autres modes de récit populaire, comme le théâtre d’ombres. D’autre part, les peintures mettent en lumière l’importance du milieu de création de l’iconographie qui en est un facteur déterminant : parmi les exemples les plus évidents, l’influence des modèles religieux byzantins sur l’iconographie des manuscrits arabes profanes.

Ainsi, loin d’être optionnelle pour la science des manuscrits, la codicologie, l’étude des peintures en est une des principales clés. Les indices que recèlent les illustrations d’un ouvrage sont riches d’informations socio-historiques et permettent de mieux appréhender les milieux et acteurs à l’origine du manuscrit.

La peinture en terre d’Islam, et plus encore celle que renferme les livres, bien qu’étudiée depuis des décennies, recèle encore de très nombreux secrets.


[1] Les manuscrits de la Bibliothèque nationale de France sont consultables sur les sites Gallica et Mandragore de la BnF.

La fin du cycle des Etats-nations, conséquences pour le Maghreb et l’Europe

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Résumé de la conférence donnée aux Glycines le 1er juin 2015

Jean Dufourcq, Institut de stratégie comparée – Paris

Nous vivons des temps sans ressemblance stratégique. Depuis la fin de la guerre froide, il y a 25 ans, l’ancien ordre du monde se déconstruit et ce phénomène semble s’emballer. Les puissances anciennes se relativisent et peinent à maintenir les règles du jeu international établies à la fin de la Seconde guerre mondiale ; des puissances nouvelles réclament une plus grande part de la gouvernance mondiale.

Le phénomène de globalisation a facilité l’apparition de nouveaux acteurs, médias, marchés et criminalité organisée qui contestent aux Etats la conduite des affaires nationales et régionales et leur imposent peu à peu leurs règles. Un nouvel âge historique se dessine qui se stabilisera dans une à deux décennies et qui invite les Etats à mieux définir leurs intérêts communs pour consolider leur existence menacée et tirer bénéfice de la nouvelle situation qui se profile. Maghreb et la l’Europe qui partagent une histoire commune, que la géographie humaine, physique et économique rapproche sont bien placées pour valoriser leurs atouts communs et complémentaires, anticiper le reclassement en cours et répondre aux aspirations de peuples en demande de stabilité et de prospérité.

Plan de la communication

Introduction : Des temps sans ressemblance

  • Les 3 défis du début du XXIe siècle : la révolution démographique, l’exigence écologique, la financiarisation des marchés globalisés
  • Les 4 inconnues structurantes : surchauffe de puissance américaine, surchauffe institutionnelle européenne, surchauffe de développement chinoise, surchauffe démographique africaine.
  • L’Etat soumis à une oscillation stratégique qui l’affaiblit voire le disqualifie.

Que nous apprend l’histoire ?

  • Les cycles historiques : de l’ordre de Westphalie à l’ordre de Yalta
  • La déconstruction actuelle depuis la fin de la guerre froide
  • Valeur et durée des intermèdes historiques ; l’actuelle transition de l’organisation du monde

Que nous apprennent la géopolitique et la géo économie ?

  • Les continuités géoculturelles, les proximités marchandes : le rugueux
  • Les transversales de la globalisation et les solidarités distantes : le fluide
  • La faillite ou l’impuissance relative des Etats

Esquisse d’un nouvel âge historique

  • Fin de l’unicité du système du monde et péremption des modèles étatiques
  • Des coexistences coopératives et des compétitions conflictuelles
  • Nouveaux acteurs, nouvelles combinaisons de pouvoir

Conclusion : La solidarité des intérêts communs régionaux, Europe, Méditerranée, Maghreb.

Une responsabilité euromaghrébine : la Méditerranée occidentale, laboratoire coopératif de la mondialisation.

 


Abdelmajid Meziane : Les convictions d’un visionnaire

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Benyelles Meziane Karima


Notre rencontre d’aujourd’hui pour évoquer Abdelmajid Meziane va permettre aux différents intervenants d’apporter quelques éclairages sur sa pensée, son itinéraire d’intellectuel, d’homme de foi et sur les convictions qui ont porté ses combats.

Pour ma part, je vais essayer de restituer son engagement ininterrompu et avant-gardiste pour le dialogue des cultures et des religions, et dans lequel il s’est engagé au début des années 1960 alors qu’il avait la trentaine à peine.

Je commencerais par demander l’indulgence de l’auditoire, car je ne suis pas du tout une spécialiste de ces questions, qui sont d’un niveau philosophique complexe. Je veux simplement apporter un témoignage de son engagement sincère dans le dialogue ainsi que des relations qu’il a eu avec certains précurseurs de ce dialogue, et avec qui il a partagé l’effort de compréhension mutuelle pour promouvoir des valeurs morales, des idées de justice sociale, de liberté et de paix.

Pour ce faire, mon intervention va aborder en premier lieu quelques unes des idées forces sur lesquelles il a fondé son approche du dialogue. J’évoquerais ensuite certaines des personnalités qu’il a connu et fréquenté dans ce cadre, et dont certaines ont beaucoup compté pour lui.

Tout d’abord, et concernant ses idées, je vais me limiter à en évoquer cinq qui me paraissent essentielles :

Premièrement : Le dialogue, disait-il, est une affaire d’hommes de convictions, de valeurs et d’attitude. Donc, ce n’est pas seulement une approche intellectuelle, c’est surtout une attitude faite d’ouverture d’esprit et de cœur, débarrassée des préjugés et adossée à une valeur fondamentale qui est la tolérance. Seul le respect de l’autre peut pousser à la recherche de la connaissance de l’autre, et le dialogue, souvent fragilisé par les circonstances politiques, a besoin de temps, de patience et surtout d’une attitude d’humilité.

Le dialogue, c’est aussi une aptitude à établir des échanges sur un pied d’égalité, et auquel on arrive seulement si on est capable de concilier son attitude à l’égard de sa « vérité » avec une attitude plus importante : celle du respect de l’autre et de ses différences.

Deuxièmement : Il a rappelé dans beaucoup d’écrits que la situation de reconnaissance des autres religions n’est pas à l’origine politique. Elle est plutôt inscrite dans la foi musulmane qui stipule la reconnaissance de l’ensemble des messages du monothéisme, à savoir les directives d’Abraham, la révélation de Moïse avec l’ensemble des prophètes de l’Ancien Testament, le message de Jésus et enfin de message de Mohammed. L’Islam étant un message continuateur des précédents monothéismes, le christianisme et le judaïsme ont toujours eu droit de cité en tant que communautés aux définitions identitaires bien affirmées. D’ailleurs, le christianisme égyptien, syrien, libanais, irakien et palestinien est dans la plupart des cas un christianisme arabe ou copte originel qui a survécu à l’islamisation.

A ce titre, je citerais un passage de la communication qu’il a faite en 1999 à Rome lors de la rencontre interreligieuse autour du thème de la reconnaissance, du dialogue et de la recherche commune pour la paix :

« Je suis, en tant que musulman, attaché à un monothéisme partagé avec le judaïsme et le christianisme, appelés à témoigner devant vous des capacités d’ouverture, de tolérance et de compréhension que peut animer l’idée même d’unicité.

Le Dieu dont nous nous réclamons tous est le créateur d’un univers unique et d’une humanité qui se réclame de Lui par l’affirmation de son identité adamique unificatrice, malgré les différences raciales et culturelles.

La généalogie spirituelle qui rattache nos religions monothéistes à Abraham a toujours porté, et porte aujourd’hui, plus que par le passé, le grand espoir de voir l’humanité toute entière se retrouver unie dans la foi en Dieu et dans la foi en l’unicité humaine.

Le même message, qui affirme notre dignité par la volonté du Créateur et qui fait de l’homme Son vicaire sur terre, confirme notre diversité dans la fraternité.

D’ailleurs, le Coran nous enseigne que « Si Dieu avait voulu, Il aurait fait de vous une seule nation, mais Il a voulu vous éprouver dans ce qui vous a été donné. Rivalisez dans le bien. Où que vous vous trouvez, Dieu vous réunira tous à Lui ».

Ainsi, les chemins divergents finissent par se rencontrer dans ce monothéisme idéal qui offre à l’humanité présente de nouvelles richesses dans sa quête de la vérité universelle ».

Il a donc toujours rappelé que le dialogue, qu’il soit religieux ou civilisationnel, est inscrit dans le climat spirituel et intellectuel de l’Islam, qui prêche que la science est une, la sagesse humaine est une et que la race adamique est une. Les barrières dressées entre les hommes ne sont toujours qu’artifices politiques que les échanges et les dialogues sincères peuvent et doivent dépasser.

Troisièmement : Outre le principe de l’unicité, il aborde dans de nombreux écrits et publications, notamment ceux sur la civilisation musulmane et les échanges entre les cultures, la question de l’universalité. Il a écrit :

« Chaque grande civilisation a eu sa manière d’être universelle et d’exprimer le progrès universel de l’ensemble de l’humanité. La civilisation musulmane a occupé pendant ses premiers siècles la façade de l’Histoire, en s’efforçant de prouver son universalité, tantôt par les dons et les ouvertures culturelles, tantôt par les confrontations et les grandes synthèses intellectuelles. Elle demeure, malgré les images teintées de sensibilité hostile à son égard qu’en garde le monde moderne, une civilisation cosmopolite, multiraciale et multicommunautaire. Elle est donc en principe une civilisation d’échanges et de dialogue. L’opinion, assez courante pourtant, qui classe le monde musulman dans la catégorie des mondes clos, confond les hostilités d’autodéfense inhérentes aux chocs et aux rejets des époques coloniales, et les grandes ouvertures des époques de liberté ».

Quatrièmement : L’autre idée qu’il a beaucoup évoqué est que l’Histoire peut souder les communautés et donner l’exemple des voies de rapprochement et de reconnaissance. Il a beaucoup écrit :

  1. Sur le premier Islam et le Christianisme abyssin qui, en accueillant les réfugiés musulmans, a donné l’exemple d’une entente initiatrice de sympathie et d’échanges féconds, qui constitue un modèle de fraternité humaine.
  2. Sur les grandes réalisations à partir du VIIIème siècle, en rappelant que les traducteurs de l’héritage grec étaient des chrétiens intégrés dans les académies créées par les khalifes. L’exploitation des sciences et de la sagesse grecque dans l’expression théologique est une œuvre intellectuelle commune, et la philosophie musulmane s’est développé sur la base de labeur ininterrompu pendant près de deux siècles. De ce fait, le Moyen-âge occupe le sommet intellectuel de synthèse entre sagesse et religions, et reste le lieu privilégié de la rencontre entre les monothéismes.
  3. Il a écrit aussi sur un autre mouvement d’échanges culturels qui fut celui de la traduction des œuvres arabes en latin et en hébreu au XIIIème siècle.
  4. Mais il a dit aussi que ces grandes ouvertures par lesquelles nous avons appris à nous connaitre ne sont pas seulement l’œuvre d’intellectuels. Les dirigeants politiques ont eux aussi encouragé des rencontres et des dialogues fructueux :
    • Baghdâd, Damas, Cordoue, Tolède, Palerme et Mayence ont été les sièges de cercles de traductions et de grandes rencontres.
    • Au XVIème siècle, le sultan Moghol Akbar, encouragea ses compatriotes musulmans, chrétiens, hindouistes et bouddhistes à exposer ensemble les richesses de leurs spiritualités respectives.
  5. Beaucoup plus proche de nous, il témoignait toujours avec beaucoup d’émotion, parce qu’il l’a vécu de l’intérieur, de l’effort de décolonisation mené par l’église algérienne, en parfaite entente avec le mouvement de libération, et qui fut un modèle d’engagement pour la cause d’émancipation des peuples et l’affirmation de leur droit à la dignité. Les hommes de l’église algérienne ont partagé pendant la révolution et lors des années de violence et de terrorisme, avec une abnégation inégalable, le sort du peuple algérien dans ses souffrances et ses sacrifices, mais aussi ses espoirs de paix et de fraternité. Il disait : « C’est plus qu’un dialogue et une reconnaissance, c’est la participation directe au sort d’une société ». Et que d’hommages a-t-il rendu à ces hommes qui, par leurs moyens moraux et intellectuels, ont aidé à faire l’entente entre les religions. Mais sur cet aspect, Monseigneur Teissier évoquera mieux que moi cette relation et ces échanges qui ont duré plus d’un demi-siècle, et jusqu’à ce qu’il nous quitte.

Cinquièmement : Enfin, la cinquième idée force est ce qu’il appelait le destin commun de l’humanité dans la recherche de la paix et les efforts à mobiliser pour cette paix.

Pour lui, la reconnaissance des autres religions ne doit pas se limiter à un simple échange de réflexions, et elle restera théorique si nous ne cherchons pas à nous connaître, à nous entendre et à œuvrer ensemble pour plus de justice et de liberté, et pour la construction d’un avenir commun de paix et d’amour pour l’humanité.

Mais cela, disait-il, passe nécessairement par un gros effort d’Ijtihad, car l’un des drames spécifiques de la civilisation musulmane a été celui de l’équilibre difficile à trouver entre adaptation et révolution humaine, entre conservation de la pensée et réalisation de ses grandes œuvres. Cette tâche a été d’autant plus ardue que l’Islam a pris au départ une position unitariste qui dénonce tout séparatisme entre le théologique et le social, entre le spirituel et le temporel.

De ce fait, les tentations d’un conservatisme souvent rigide ont toujours été présentes chez un grand nombre d’intellectuels à l’écoute d’une opinion populaire jalouse de ses traditions et de son identité.

Il rappelait sans cesse que l’Islam a ses fondements et ses principes, mais qu’il faut savoir les interpréter et les mettre en action dans un monde vivant, sur des sujets vivants qui interpellent la conscience de tous.

Enfin, l’Islam ne se propose pas comme la seule communauté universelle, car il est en principe et en pratique multicommunautaire, et les diversités nationales et culturelles n’empêchent pas l’humanité d’être une dans ses fondements et dans la finalité de son existence.

Voilà, très synthétisées, quelques une des idées de Abdelmajid Meziane, bien que cela soit très difficile de restituer l’essentiel de ce qui a été dit dans plus des centaine d’écrits, publications et interventions.

Pour finir, je vais évoquer très brièvement, et sans être exhaustive, quelques unes des personnalités qu’il a connu de près, et qui constituent cette génération, dont il a fait partie, de grands humanistes qui ont fait l’effort de la compréhension mutuelle.

  1. Mohamed Aziz Lahbabi : Philosophe et homme de lettres marocain, qui a été d’abord son professeur, et dont lui-même a été l’assistant à la fin des années 1950 à l’université de Rabat. Dès le départ, une amitié profonde l’a toujours lié cet humaniste de sa génération, qui a toujours souligné dans ses œuvres l’importance du dialogue et de l’universel.
  2. Roger Arnaldez : ami aussi du professeur Lahbabi, et qu’il a connu comme beaucoup de philosophes et islamologues de cette génération.
  3. Vincent Monteil : très proche du monde arabo-musulman et de sa spiritualité, avec lequel il a beaucoup échangé. Il a d’ailleurs été présent à sa soutenance de thèse d’état.
  4. Jacques Berque : qu’il a fréquenté et apprécié pour son engagement dans les combats politiques et les grands combats intellectuels qui ont secoué le monde musulman.
  5. Il a entretenu des relations et partagé de riches débats avec les orientalistes, philosophes et sociologues Henri Laoust, Règis Blachère, Maxime Rodinson, Georges Labica.
  6. Pour les hommes de l’église chrétienne, j’évoquerais en particulier :
  • Pour l’Algérie, Mgr Duval, Mgr Teissier, et aussi l’abbé Bérenguer, cet oublié de l’Histoire.
  • A Rome, au Vatican, il a connu notamment le Père Borrmans, directeur du P.I.S.A.I. et de la revue Islamochristiana pendant trente ans, Mgr Michael Fitzgerald, qui a présidé le Conseil Pontifical pour le dialogue interreligieux, le père Robert Caspar, spécialiste de la mystique musulmane et fondateur du groupe de recherche islamochrétien, et qui a produit un travail de réflexion sur l’essai de Abdelmajid Meziane intitulé « le vide idéologique ».
  • Au Caire, Georges Anawati, que Borrmans désigne comme un des prophètes du dialogue islamochrétien.
  • Mais incontestablement l’une des relations les plus anciennes et les plus fortes a été celle entretenue avec Louis Gardet, dès le début des années 1960. Ce fut de nombreuses rencontres, au Maroc d’abord, puis en Algérie mais aussi au Collège Philosophique et Théologique de Toulouse, rythmées parfois par des journées entières de discussions. J’ai eu le privilège d’assister à certaines d’entre elles, dans l’appartement du Climat de France des Petits Frères de Jésus, ou plus souvent à la maison familiale. J’en garde le souvenir d’une amitié profonde entre deux hommes pétris de sagesse. Abdelmajid Meziane a rendu hommage à Louis Gardet en novembre 1988 à travers une publication intitulée « منهج الحوار و المباحثة في الفكر الإسلامي مع لويس غاردي أو الإسلاميات خارج الإستشراق». Il y a situé la personnalité de l’ami disparu par rapport aux divers types d’orientalistes plus ou moins marqués par les préjugés occidentaux, voire colonialistes. Et Il a écrit : « Le choix de Louis Gardet des voies ascétiques et mystiques et du dialogue original avec les théologiens et les philosophes de l’Islam n’est pas le simple fruit d’une connaissance réciproque due à l’acuité de l’intelligence : c’est aussi celui d’une intuition profonde qu’engendre la sagacité du cœur ».

Et tous ces chemins croisés avec ces grands humanistes, et particulièrement les précurseurs chrétiens du dialogue qui ont laissé leur empreinte lors du Concile Vatican II, ont incontestablement enrichi sa quête de la connaissance et de la compréhension des autres.

Enfin, Abdelmajid Meziane c’est aussi le pèlerin qui a porté sa parole :

  1. Comme enseignant et formateur de plusieurs générations dans les universités et grandes écoles algériennes
  2. Comme conférencier dans les dizaines de rencontres nationales et internationales, avec notamment la Ligue Arabe, l’Unesco, l’Alesco, l’Isesco et le Pisai.
  3. Comme membre de l’Académie Royale du Maroc, de l’Académie de la langue arabe, de Beit El Hikma, et président du Haut Conseil Islamique, où il a ouvert des débats audacieux.
  4. Comme participant à des centaines d’émissions audiovisuelles en Algérie et en France.

Il a porté aussi sa parole à travers près de deux cents écrits et publications dans plusieurs revues spécialisées et journaux. Il a été, entre autres, membre du comité de rédaction de la revue Islamochristiana.

Je conclurais très simplement en rappelant une des recommandations de ce penseur libre : il faut agir pour se dégager du poids du lourd héritage sociopolitique fait de préjugés et de complexes, et commencer par débarrasser nos enseignements de leurs archaïsmes, qui aujourd’hui nous dictent l’affirmation de nos différences par exclusion et non par ouverture.

Aujourd’hui, l’amour de la paix universelle, et surtout l’espoir de la paix universelle, qui inspire une culture de la compréhension, est à enseigner dès les classes primaires, et nos enseignements se doivent de véhiculer des concepts et valeurs d’estime et de tolérance entre hommes de cultures différentes et de religions différentes.

Une véritable transformation culturelle est à initier au profit des jeunes générations, qui aspirent non plus à la citoyenneté du refus mais à la citoyenneté des richesses universelles.

Les Oulémas et le nationalisme économique des années 1940. La dimension économique du mouvement de l’Iṣlâḥ

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Résumé de la conférence donnée aux Glycines le 16 juin 2015

Shoko WATANABE, Institute of Developing Economies, Chiba, Japon


La présente communication porte sur le rapport entre l’Association des Oulémas Musulmans Algériens et ses soutiens financiers. Basé sur l’idée de nation musulmane, el-Oumma, comme communauté économique, les Oulémas, convaincus de la nécessité d’une renaissance économique de la communauté, appelèrent à actions de dons et d’investissements en faveur d’activités religieuses et éducatives.

Par ailleurs, les hommes d’affaires musulmans qui comptaient parmi les soutiens financiers des Oulémas et qui avaient souffert de l’économie oligopolistique fortement contrôlée par l’administration coloniale, lancèrent après la deuxième guerre mondiale un projet d’investissement collectif pour mettre en œuvre les idées des Oulémas en matière d’économie. A travers le mouvement méconnu de ces hommes d’affaires qui contribua largement aux activités des Oulémas, on perçoit en écho les positions du mouvement de l’Iṣlâḥ dans le champ économique.

Historienne, Shoko Watanabe a soutenu en 2012 à l’Université de Tokyo sa thèse de doctorat sur le mouvement de l’Iṣlâḥ : L’Association des Oulémas Musulmans Algériens et son rapport avec le nationalisme. Elle est actuellement chercheur à l’Institute of Developing Economies de Chiba (Institut des économies en voie de développent).

Ma rencontre avec Mohand Tazerout : Itinéraire d’un intellectuel algérien

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Conférence donnée aux Glycines le mardi 1 décembre 2015

Par Jacques Fournier, Ecrivain

 

Je suis heureux de me retrouver dans ce centre de rencontres des glycines, dont on m’a dit beaucoup de bien, en cette ville d’Alger, qui m’est chère, pour y parler d’un homme, Mohand Tazerout, dont j’ai été très proche.

Je voudrais d’abord vous dire, en introduction, ce qui m’autorise à évoquer sa mémoire.

J’évoquerai ensuite les trois périodes de sa vie :

  • 1893-1919, les années de formation, avec leurs certitudes et leurs interrogations ;
  • 1919-1949, les années de l’intégration, familiale et professionnelle, dans la société française ;
  • 1949-1973, les années du retour aux sources, celles de son engagement progressif dans le conflit algérien et de sa retraite à Tanger.

Ce qui me permet de parler de lui, ce sont d’une part des souvenirs personnels, d’autre part les recherches auxquelles je me suis livré.

Souvenirs

J’ai décrit mon parcours personnel dans mon livre, « L’algérie retrouvée 1929-2014 », paru en 2014 aux éditions Bouchène à Paris et en 2015 aux éditions Media-plus à Constantine.

Je suis issu d’une famille pied-noir. Du côté maternel ce sont des colons venus d’Allemagne dans les années 1850. Du côté paternel, des médecins installés depuis les années 1880. Les uns et les autres sont dans le constantinois.

J’ai passé toute mon enfance en Algérie, dans le village de Sidi Ali, alors dénommé Cassaigne, dans le Dahra, où mon père exerçait sa profession de médecin de colonisation. J’ai fait mes études primaires en ce village, mes études secondaires et une année d’université à Oran et à Alger.

Mais, contrairement à la plupart des jeunes français d’Algérie de ma génération, je suis reparti pour la métropole, où mon père avait décidé de prendre sa retraite et où j’allais poursuivre mes études de droit et de sciences politiques, dés 1947.

Mon itinéraire personnel me ramenait donc en France, apparemment sans esprit de retour, car je ne m’étais pas vraiment senti à l’aise dans la situation coloniale.

C’est alors que l’Algérie est venue en quelque sorte me rattraper. Dans la file d’attente du secrétariat de sciences po à Paris je rencontre une jeune femme qui va devenir mon épouse et la mère de mes enfants. Il se se trouve qu’elle s’appelle Jacqueline Tazerout et qu’elle est la fille de Mohand Tazerout.

A partir de ce moment, et jusqu’à son décés en 1973, mon histoire et celle de Mohand Tazerout seront étroitement imbriquées. Nous nous voyons souvent, car il garde d’excellentes relations avec sa fille et il aime beaucoup ses petits enfants. Nous discutons de beaucoup de choses et notamment de ce qui se passe en Algérie. Il nous dédicace ses livres. Nous nous portons une affection et une estime réciproques.

Recherches

C’est avec plaisir que j’ai pu constater, à l’occasion des séjours fréquents que je fais à nouveau en Algérie depuis une quinzaine d’années, que l’itinéraire de Mohand Tazerout suscite désormais un grand intérêt dans votre pays. Professeurs et chercheurs sont nombreux à évoquer son parcours et ses écrits. L’un de ses livres est réédité ( Histoire politique de l’Afrique du nord aux éditions Alem el Afkar en 2012). Une manifestation est organisée en son honneur en 2015 à la bibliothèque nationale d’Alger.

Tous ceci va me pousser à entreprendre moi aussi des recherches. Je lis tout ce qui a paru sur lui. Je consulte les livres et inventorie les papiers qu’il a laissés. Je me rend aux archives de Nanterre pour y retrouver une lettre manuscrite dont je parlerai tout à l’heure. Cela me met en mesure de lui consacrer un chapitre entier de mon livre (chapitre III, Alliance kabyle). On y trouvera, en note de la page 48, la liste des sources que j’ai consultées pour le rédiger.

I – Le temps de la formation 1893-1919

Il existe pour cette période des certitudes et des interrogations.

Les certitudes

Il n’y a aucun doute sur le parcours de Mohand Tazerout jusqu’en 1913.

Il nait en 1893, au village des Aghribs, près d’Azazga, en Kabylie. Il reçoit, de son père ou de son oncle, une formation coranique. Dans le même temps il fait des études primaires avec un couple d’instituteurs français, Adrien et Antoinette Janin, dont il nous parlait souvent et avec lesquels il est resté toujours lié. L’un de ses livres sera dédicacé à leur fils, Henri, « mort pour la France ».

Mohand Tazerout fait ensuite des études primaires supérieures à Alger. Il passe son brevet élémentaire en juin 1912. Il passe un an à l’école normale supérieure de garçons de la Bouzaréha et il est nommé en mai 1913 instituteur adjoint à Theniet el Haad. Il y termine l’année scolaire mais il ne reparait pas à la rentrée. Aurait-il été en conflit avec son directeur ? Ce n’est pas impossible.

Les interrogations

C’est à partir de là que l’on trouve les interrogations et que s’opposent la légende et la réalité.

La légende, reprise par beaucoup de commentateurs et toujours vivace – on la trouve encore rapportée dans les articles de presse annonçant ma conférence de ce jour – est celle d’un voyage autour du monde qui aurait conduit Mohand Tazerout en Egypte, où il aurait suivi les cours de l’université el Azhar, puis en Iran, en Russie et en Chine où il aurait trouvé le temps d’apprendre le perse, le russe et le mandarin. Il ne serait revenu en Europe, en Belgique, qu’en 1917, pour y participer à la guerre de 14. C’est ce récit que l’on trouve encore aujourd’hui sur le net, en consultant l’encyclopédie wikipedia.

La réalité est différente, car ce récit ne résiste malheureusement pas à l’examen des faits.

Je me réfère ici à l’étude extrêmement fouillée de Mme Nedjma Abdelfettah Lalmi, publiée sous le titre « Mohand Tazerout ou l’impossibilité d’une voie tierce » qui a paru dans un ouvrage collectif « Savoirs d’Allemagne en Afrique du nord XVIII – XXème siècle » publié en 2012 aux éditions Bouchène. Mme Lalmi est allée aux sources, elle a consulté les archives, les faits qu’elle expose sont avérés.

Sa recherche montre qu’il y a effectivement un trou, dans l’histoire connue de Mohand Tazerout, entre l’été 2013 et le début de l’année 2014. Mais l’on retrouve bientôt ses traces puisqu’il s’engage en janvier 1914, à Blida, dans le 1er régiment de tirailleurs algériens, avant de participer, dés son début, à la guerre de 14.

Que s’est-il passé durant ces quelques mois?

Il est fort possible qu’il ait fait alors un voyage à l’étranger, peut-être en Egypte. Il nous racontait effectivement avoir parcouru le monde en qualité de secrétaire d’un personnage important. S’agissait-il de l’ethnologue allemand Léo Frobenius ? C’est l’hypothèse formulée par Alain Messaoudi qui a finalisé l’article de Mme Lalmi. Rien à ma connaissance ne permet de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que, quels que fussent ses dons, ce jeune algérien de vingt ans, qui n’avait pas encore entamé ses études supérieures, n’a pas pu, en ce court laps de temps, aller dans trois pays lointains, assimiler leurs civilisations et apprendre leurs langues.

Les faits relevés par Mme Lalmi nous révèlent un parcours fort différent de celui du globe trotter qui ne serait revenu en Europe qu’en 1917. Mohand Tazerout acquiert le statut de citoyen français par un Décret de naturalisation du 1er juin 1914, publié au Bulletin officiel du gouvernement général de l’Algérie p 1570. Il participe, dés son début, à la guerre de 14. Il est gravement blessé, au bout d’un mois, à Charleroi. Il est fait prisonnier et sera en captivité, d’abord en Allemagne, puis en Suisse, avant d’être libéré et affecté au Maroc jusqu’à la fin du premier conflit mondial.

Comment à pu naître la légende ? Je pense qu’elle trouve sa source dans l’article de Rachid Ben Aissa annonçant son décès qui a paru dans le journal El Moujahid du 23 novembre 1973. Ben Aissa avait rencontré Tazerout à Tanger peu avant son décès. Il n’est pas impossible que, du récit de mon beau père, à qui il arrivait d’enjoliver ses faits et gestes, il ait pu tirer cette version quelque peu mythique qui a été reprise par la suite dans divers ouvrages mais qui, rétrospectivement, ne résiste pas à l’examen.

Plus vraisemblable me paraît être, concernant cette période, un autre épisode, évoqué dans l’article de Mme Lalmi. C’est celui du différend qui aurait opposé Mohand Tazerout à sa famille restée en Kabylie, celle-ci lui reprochant l’abandon  de son statut personnel et le choix qu’il a alors fait de l’assimilation à la culture du colonisateur. Un poème resté oral garderait la trace de ce conflit.

Nous approchons de la fin de la guerre. Mohand Tazerout est entré en contact avec sa marraine de guerre, Angèle Foucher, institutrice vendéenne. A la faveur d’une permission, il se marie avec elle, à La Roche sur Yon, le 3 octobre 1917. Il sera démobilisé en août 1919. Commence alors une nouvelle étape de son existence.

II – Le temps de l’intégration dans la société française 1919-1949

Je n’ai pas connu directement cette période de la vie de Mohand Tazerout. Mais j’en ai souvent entendu parler puiqu’elle a été vécue par mon épouse. J’évoquerai successivement sa vie familiale, sa vie professionnelle et sa production intellectuelle.

Vie familiale

Le couple Tazerout-Foucher constitué en 1917 va se maintenir jusqu’au décès brutal (par leucémie) d’Angèle Foucher en 1949, le jour même où il était prévu que je fasse sa connaissance.Ils ont eu trois enfants, tous décédés aujourd’hui :

  • Germaine, Elisabeth, née en 1920, qui sera professeur d’éducation physique puis enseignante de la danse ;
  • Henri, né en 1925, qui, sorti de l’école polytechnique, sera ingénieur des télécommunications ;
  • Jacqueline, mon épouse, née en 1928, qui sera psychologue.

Les deux époux ont une activité professionnelle, Mohand comme professeur dans le secondaire, Angèle comme institutrice puis directrice d’école. Une servante vendéenne, Henriette, « Yéyette » pour les enfants, tient la maison et sera considérée comme membre de la famille.

Lorsque j’ai connu Mohand Tazerout il résidait dans un pavillon dont il était propriétaire à Villemomble, dans la banlieue est de Paris, juste en face de l’église où je me suis marié un peu plus tard avec Jacqueline.

Mon beau père, tel que je l’ai connu, avait une forte personnalité. Pendant la guerre, quand les bombardements alliés obligeaient tout un chacun à descendre à la cave, il préfèrait monter sur la terrasse pour observer la bataille aérienne. Il incarnait l’autorité au sein de la famille et, lorsqu’il arrivait qu’elle soit tenue en échec, il pouvait rester plusieurs semaines sans prononcer une parole.

Je reproduis ci-dessous deux photos.

La première a été prise dans les premiers temps de son mariage. Il est entouré de son épouse et de sa belle sœur et il tient sur ses genoux sa fille ainée, Elisabeth.

La seconde est celle de mon mariage. On y voit autour de lui, sur la partie droite de la photo, ses trois enfants et sa seconde épouse.

Doc1

Doc1-2

Vie professionnelle

Mohand Tazerout s’oriente après la guerre vers l’enseignement de la langue allemande, qu’il a sans doute apprise durant sa captivité. Il passe son baccalauréat, option philosophie, et poursuit ses études supérieures jusqu’à l’agrégation, dont il passe l’écrit. Il fait des stages en Allemagne et va rapidement s’imposer comme un germaniste reconnu.

Le couple va connaître des affectations successives, lui au lycée, elle à l’école élémentaire, d’abord dans l’ouest de la France (successivement, Angoulême, La Rochelle et Nantes) puis, à partir de 1936, dans la région parisienne, où il enseignera d’abord au lycée Chaptal à Paris puis dans l’annexe du lycée Charlemagne située au Raincy, juste à côté de Villemomble.

Les rapports d’inspection montrent qu’il est bien noté.. Sa classe est vivante et intéressante. Il s’impose à ses élèves. « Il exige et obtient ». Le souvenir que je garde de lui est effectivement celui d’un pédagogue respecté, un brin autoritaire.

Production intellectuelle

La production intellectuelle de Mohand Tazerout sera dés cette époque considérable. C’est la partie de son œuvre, celle du germaniste, qui est la moins connue en Algérie. Elle est présentée d’une façon très complète dans l’étude de Mme Lalmi.

Il faut citer en premier lieu l’énorme travail qu’a représenté la traduction de l’ouvrage monumental de l’historien et philosophe allemand Oswald Spengler, « Le déclin de l’occident » : cinq épais volumes de quelques 300 pages chacun. Elle paraît en 1931 à la NRF, chez Gallimard. C’est la seule traduction en français à ce jour. Elle a été rééditée en 1948. Une autre traduction viendra plus tard, celle du livre de Brockelmann, « Histoire des peuples et des Etats islamiques : depuis les origines jusqu’à nos jours » Paris Payot 1949.

En second lieu Mohand Tazerout collabore régulièrement, depuis 1926, à la « Revue internationale de sociologie ». Mme Lalmi a recensé 8 articles, 8 notes et 80 comptes rendus signés par lui au cours de cette période, sur des sujets historiques et sociaux. Mohand Tazerout y fait connaître les travaux de la sociologie allemande, il commente, il polémique, par exemple avec Raymond Aron.

Enfin Mohand Tazerout écrit un ouvrage important sur « les éducateurs sociaux de l’Allemagne moderne » dont le premier volume sera publié chez Sorlot en 1943 et les deux suivants aux nouvelles éditions latines en 1946. C’est à propos de cet ouvrage que se produit un incident à la libération : Sorlot est accusé d’avoir publié des livres favorables à la collaboration, dans la liste desquels on fait figurer l’œuvre de Tazerout. Celui-ci proteste et obtient qu’on retire son livre de la liste. J’ai retrouvé dans ses papiers le témoignage, signé par une vingtaine de ses collègues du Front national universitaire, qui atteste de son comportement exemplaire sous l’occupation.

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III – Les années du retour aux sources 1949-1973

C’est la période au cours de laquelle j’ai personnellement connu Mohand Tazerout.

Un changement s’est produit dans sa vie familiale. Son épouse est décédée. Il va se remarier avec Marie Henriette Richard qui l’accompagnera jusqu’à son décès.

Ses enfants ont quitté le domicile familial. Il n’est plus en relation avec son fils Henri. Sa fille ainée Elisabeth est en poste à l’étranger. Il garde en revanche une relation suivie avec Jacqueline et moi, qui serons les seuls à lui avoir donné des petits enfants.

C’est aussi la période où ayant pris sa retraite il peut se consacrer entièrement à ses écrits.

Je le vois toujours comme une sorte de bénédictin, le plus souvent avec ses livres dans son cabinet de travail au haut de l’étroit escalier qui mène au 1er étage du pavillon de Villemomble. J’ai conservé et j’utilise toujours son bureau et ses rayonnages.

Au congrès des civilisés

Mohand Tazerout va se lancer pendant cette période dans une entreprise monumentale, une histoire des civilisations, intitulée « Au congrès des civilisés » qu’il publie de 1955 à 1959 chez Subervie, un ami éditeur du sud ouest qui édite à cette époque des livres engagés sur la guerre d’Algérie. La présentation de l’ouvrage est inspirée de Spengler. Tazerout y développe, comme il le faisait déjà dans sa préface au « déclin de l’occident », une conception de l’histoire vue non comme une simple succession d’évènements qui s’enchainent les uns aux autres mais comme juxtaposition de civilisations distinctes entre lesquelles un dialogue peut s’instaurer.

On voit ainsi, au congrès des civilisés, intervenir successivement le mandarin chinois, le pandit hindou,l’éphèbe grec, le clergyman et pour finir le camarade communiste, chacun décrivant son univers, de la méétaphysique intellectuelle d’extrême orient au capitalisme mondial et au communisme soviétique, en passant par la foi religieuse du proche orient et la philosophie amoureuse de l’antiquité, le tout débouchant sur la conclusion d’un accord de coexistence pacifique.

L’ouvrage est publié à compte d’auteur, sur la base d’une souscription. Je découvre, glissé dans le dernier volume, un appel émouvant à la critique et à l’aide des souscripteurs qui l’ont soutenu dans cette entreprise.

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La remontée vers les origines

C’est à ce moment là, et à ce moment seulement, dans la décennie 50, alors que se déclenche la guerre d’Algérie, que Mohand Tazerout va progressivement se tourner vers ses origines.

Il fait un voyage en Algérie en 1954. C’est l’occasion de prendre ou reprendre certains contacts, qui ont été évoqués lors de la rencontre du printemps dernier à la bibliothèque nationale. Il se lie en particulier avec la famille Aberkane, que fréquentera à Alger quelques années plus tard sa fille Elisabeth alors affectée dans un établissement de cette ville et dont il recevra souvent à Villemomble le fils Hassen, qui sera par la suite mon collègue au Conseil d’Etat.

Mohand Tazerout va prendre alors un parti de plus en plus affirmé en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Son évolution est pour moi comparable à celle d’un homme comme Ferhat Abbbas et d’autres intellectuels algériens, qui ont cru à l’intégration, en ont constaté l’irréalisabilité, et, qui, à partir de là, vont se réclamer progressivement de l’identité algérienne et soutenir la lutte armée conduisant à l’indépendance.

Cette évolution apparaît clairement à travers la comparaison que l’on peut faire entre les deux documents que j’ai reproduits en annexe au chapitre III de mon livre.

Le premier est la lettre qu’il a écrite au général Tubert en 1945. Tubert était député à l’assemblée consultative alors installée à Alger. Proche du parti communiste il avait été chargé d’un rapport sur les émeutes du 8 mai 1945 et la répression qui a suivi. Dans ce rapport publié sous le titre « L’algérie vivra française et heureuse » il reproduit de très larges extraits de la lettre que lui a alors adressée Mohand Tazerout. J’ai retrouvé aux archives de Nanterre le texte manuscrit complet de cette lettre, dans laquelle il prend encore position très clairement en faveur d’une politique d’assimilation. Tous français, avec les mêmes droits, telle est alors sa position de principe.

Quinze ans plus tard, dans le prologue reproduit plus loin du livre qu’il publie sous le pseudonyme de Moutawakkil, la tonalité sera très différente : c’est, sous la forme d’un petit poème à la versification simple mais efficace, un appel émouvant au peuple algérien qu’il appelle à prendre en main son destin.

Entre temps Mohand Tazerout n’a pas pu ne pas voir la persistance du régime colonial et des répressions qu’il entraine, l’insuffisance du statut de 1947 et le trucage systématique des élections qui a été alors pratiqué. La guerre de libération a été déclenchée, et, même si l’on n’en pressent pas aussitôt l’ampleur et les perspectives, elle introduit un élément fondamentalement nouveau dans le processus de décolonisation. Mohand Tazerout a une réaction comparable à celle des 61 élus du second collège qui démandent, le 26 septembre 1955, la reconnaissance de l’identité nationale algérienne.

Il va publier, à partir de ce moment là, une série d’ouvrages qui sont de facture nouvelle dans son œuvre : textes plus courts, plus incisifs, plus engagés. Ce seront successivement :

  • 1959, Essai génétique sur la race, les peuples, les nations, la démocratie ;
  • 1960, Les problèmes de la coexistence pacifique ;
  • 1961, Histoire politique de l’Afrique du nord, récemment rééditée en Algérie avec une introduction de Sadek Sellam ;
  • 1963, Manifeste contre le racisme.

Tous ces livres sont signés. Ce ne sera pas le cas de « L’Algérie de demain » publié en 1960 sous le pseudonyme de Moutawakkil aux éditions Regain à Monte Carlo. Son attribution à Mohand Tazerout, qui me l’a remis en mains propres, ne fait aucun doute. J’étais une des rares personnes à en détenir un exemplaire et il va très prochainement être réédité à Paris, aux éditions Riveneuve, avec la courte préface qui m’a été demandée et une introduction de Sadek Sellam.

On trouvera dans ce livre, sur le nouveau rapport de force qui doit s’établir entre les deux éléments de la population, sur l’éducation nationale des algériens, sur l’état politique égalitaire, l’économie sociale de coopération, le droit politique des partis nationaux, la démocratie internationale, la vision que pouvait avoir alors un homme revenu à ses origines et qu’exprime avec beaucoup de fraicheur le poème qui figure en prologue.

(FATIHAT)

Algérien,
Qui n’es rien,
Tu n’es pas un vaurien,
Je veux que tu sois demain
Le maître et non le vilain
De ton corps, de ta main,
De ton esprit altier,
De ton âme en entier,
Si tu sais défier
Les tortures des juges,
Les pièges des transfuges,
Les ruses sataniques de Gallus,
Les fraternisations de Massus.
Ils ne peuvent rien contre toi,
Ne peuvent rien contre la loi
Du peuple fier qui seul est roi,
Peuple oranais, peuple algérois,
Et peuple du constantinois.

 Amen !

Les dernières années

J’en arrive ainsi à la dernière période de la vie de Mohand Tazerout.

L’Algérie est devenue indépendante. Il n’y retournera pas. Pour quelles raisons ? Attendait-il qu’on l’y appelle ? Cela reste pour moi un grand sujet d’interrogation.

Je suis à ce moment là conseiller juridique à l’ambassade de France au Maroc. Il vient nous voir, avec son épouse, au cours de l’été 1962 ou 1963. Il est heureux de retrouver sa fille et ses petits enfants . Nous lui faisons parcourir le pays. Entre autres lieux, nous passons par Tanger .

Est-ce à ce moment qu’il décide de venir y prendre sa retraite ? Ce n’est pas impossible. De fait, revenu à Paris, il va bientôt liquider ses affaires et il vient, à la fin des années 70, s’installer à Tanger. Il a choisi de vivre dans un hôtel où il a ses habitudes. C’est là que nous le verrons pour la dernière fois, à l’occasion d’un voyage que nous faisons au Maroc, au cours de l’été 1971. C’est là qu’il décèdera, deux ans plus tard, en 1973.

Mohand Tazerout laisse derrière lui une dernière œuvre : il s’agit d’une traduction du Coran en français, restée manuscrite. Jacqueline et moi nous ne savons qu’en faire. Nous décidons d’en faire don à son pays.

Il se trouve qu’au cours de l’été 1975, profitant d’une période de rémission dans le mal qui va emporter Jacqueline trois ans plus tard, nous faisons un voyage en Algérie. Je fais découvrir à Jacqueline le pays de son père, que nous avions traversé une première fois en 1964, et qu’elle va pouvoir mieux connaître.

Nous rencontrons à Alger une personne qui avait été en relation avec Mohand et qui travaille au cabinet du ministre de la culture. Il nous reçoit dans son appartement de la rue Didouche Mourad. Nous lui remettons le manuscrit, sans malheureusement avoir l’idée de garder la trace de cette transmission.

Le temps a passé. L’état de santé de Jacqueline s’est détérioré jusqu’à son décès en 1978. J’ai eu d’autres soucis que celui de retrouver la trace de ce manuscrit. Je suis incapable d’indiquer aujourd’hui le nom de la personne à qui il a été remis, non plus que le lieu où il se trouve.

La dernière œuvre de Mohand Tazerout est ainsi revenue dans son pays mais il reste, si elle existe encore, à la localiser.

C’est une nouvelle interrogation qui s’ajoute à toutes celles que j’ai évoquées

J’ai été heureux de pouvoir apporter aujourd’hui ma contribution à ce travail de mémorisation et je vous remercie de votre attention.

Les lieux d’une initiative franco-algérienne

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  1. Hôtel Saint-George (aujourd’hui El Djezaïr), 24 avenue Foureau-Lamy (Souïdani-Boudjemaâ)

Grand hôtel construit au XIXe siècle et que fréquentaient les touristes britanniques. Camus y séjourne pour sa venue à Alger du 18 au 24 janvier 1956.

  1. Palais d’Été (du Peuple), avenue du Président-Roosevelt

Ancien palais turc devenu résidence des Gouverneurs généraux de l’Algérie. Camus s’y rend sur l’invitation de Jacques Soustelle, le 23 janvier. Les membres algérois du comité pour la Trêve civile y sont reçus le 9 février, par le président du Conseil Guy Mollet qui ne prend aucun engagement à leur égard. Ils attendront en vain une convocation du nouveau ministre résidant Robert Lacoste.

  1. Atelier de Roland Simounet, 14 rue Blaise Pascal (Boufelgued-Ali)

L’un des fondateurs des « Amis du Théâtre d’expression arabe » et membre du comité, l’architecte Roland Simounet travaille alors sur la cité de transit Djenan el-Hasan et au centre culturel d’Orléansville.

  1. Aéro-Habitat, 118 boulevard du Télemly (Krim-Belkacem)

Immeuble de style Le Corbusier édifié par Pierre Bourlier et Louis Miquel à partir de 1949. Miquel a son agence avec Pierre-André Émery au 6 bis du Télemly, où plusieurs membres du comité se retrouveront fin mai lors de l’arrestation de Jean de Maisonseul.

  1. Foyer des étudiants, La Robertsau, boulevard du Télemly 

En février 1955, une réunion d’intellectuels chez le professeur catholique Robert Malan, proche d’André Mandouze, voit se dessiner de vives divergences sur l’attitude politique à tenir vis-à-vis des Européens d’Algérie et sur le soutien au FLN.

  1. Villa Degueurce, 12 bis boulevard du Télemly

L’un des lieux de rencontre des progressistes algérois de toutes tendances depuis le Front populaire et la Résistance. Ancienne institutrice, la maîtresse des lieux, Éva Degueurce, assiste à la conférence.

  1. Librairie Rivages, 92 rue Michelet (Didouche-Mourad)

Seconde librairie algéroise ouverte par Edmond Charlot. Elle fera l’objet d’un attentat de l’OAS où ses archives seront détruites.

  1. Salle du Mouvement pour l’Abondance, rue Drouillet (Lieutenant-Boulhart)

Camus y assiste le 20 janvier à une réunion de Libéraux où plusieurs participants algériens manifestent leur sentiment nationaliste. Une réunion avec la Fédération des Libéraux s’y tient le 4 mars ; Miquel y lit une lettre ouverte au président du Conseil.

Le frère de Camus, Lucien, habite dans le quartier au 7 boulevard Saint-Saëns (Mohamed-V).

  1. Librairie Les Vraies Richesses, 2 bis rue Charras (Arezki-Hamani)

Premier local de la maison d’édition-librairie-galerie fondée par Edmond Charlot en 1936.

  1. Salle Bordes (Ibn-Khaldoun), Palais du Gouvernement

Le comité envisage d’y tenir la conférence après le refus de la salle de la mairie.

  1. Hôtel de Ville, 15 boulevard Carnot (Zirout-Youcef)

Bâti à l’occasion du Centenaire (1930) comme l’Aletti voisin. Le maire Jacques Chevallier annule l’autorisation d’y tenir la conférence, après la manifestation d’extrême droite contre une conférence du député Charles Hernu, le 11 janvier. Les membres algériens suggèrent de l’organiser au Cercle du progrès.

  1. Hôtel Aletti (Safir), 14 boulevard Carnot

Poncet y rencontre, vers la fin mars, le député MRP Pierre de Chevigné et commente avec lui la politique algérienne de Mollet et de Lacoste.

  1. Cabinet de Me Abderrezak Chentouf, 8 rue Ledru-Rollin (Azouz-Bachir)

Plusieurs discussions du comité s’y tiennent sur la place des Européens dans l’Algérie future. Chentouf fait aussi partie du comité de rédaction de la plate-forme de la Soummam.

  1. Restaurant Le Bagdad, 11 rue Jules-Ferry (Aïboud-Abderahman)

Les membres du comité y partagent un couscous le 19 janvier. Une violente discussion oppose Amar Ouzegane et Yves Dechezelles à propos de Messali Hadj dont ce dernier est l’avocat.

  1. Local des Pères blancs, 46 rue Bencheneb

Les membres du comité s’y retrouvent deux fois, en compagnie du père Cuoq, en février et en mars.

  1. Théâtre Mahieddine, rue du Lézard

Salle où se produit la troupe en arabe dialectal de Bachtarzi Mahieddine. Dans la soirée du 19 mai, Camus et ses amis y présentent leur projet devant une cinquantaine de personnes.

  1. Brasserie Le Tantonville, 7 place Bresson (Port-Saïd)

René Gonzalez, commissaire divisionnaire des RG, y rencontre Roblès pour l’informer du risque de sabotage de la conférence par l’extrême droite ; la décision est prise d’imprimer de nouveaux cartons d’invitation.

  1. Café La Marsa, 5 boulevard Anatole-France (Saadi et Mokhtar ben Hafidh)

Le lieu, qui appartenait à la belle-famille d’Ouzegane, accueillait les réunions des « Amis du théâtre d’expression arabe ».

  1. Domicile d’Évelyne et René Sintès, 3 boulevard Anatole-France.

Évelyne Chauvin, qui venait d’épouser le peintre René Sintès, dactylographie le texte de l’Appel. La dernière réunion du comité se tient chez eux.

  1. Immeuble Schiaffino, 2 boulevard Anatole-France

Bureaux de la compagnie de navigation où Charles Poncet, qui y était entré à l’âge de 13 ans, a fait l’essentiel de sa carrière. L’immeuble a été rénové pour accueillir un espace de co-travail d’entreprises, Buro Club.

  1. Le Cercle du Progrès (Nadi Ettaraki), 9 place du Gouvernement (des Martyrs)

La conférence de Camus s’y tient le dimanche 22 janvier en fin d’après-midi sous la présidence d’Emmanuel Roblès et en présence de Ferhat Abbas et du cheikh El Okbi. Le pasteur Capieu, le père Cuoq et le Dr Khaldi prennent aussi la parole. Le service d’ordre est assuré par le FLN.

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Le lait et le miel : À propos de la commémoration du soixantième anniversaire de l’Appel à une Trêve Civile Récit d’un participant aux réunions de 1956 et de 2016

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Par Georges Timsit

Tout a commencé chez le laitier du quartier. Ce nouveau laitier s’était depuis peu installé boulevard Auguste-Comte à Belcourt.

Eh oui, le père du positivisme avait sa place dans les noms des rues de ma ville, et son boulevard coupait perpendiculairement la rue Adolphe-Blasselle, ancien maire d’Alger, au numéro 1 de laquelle mon père, le Dr. Robert Timsit, avait, pour la deuxième fois de sa vie, en 1945, vissé sa plaque de médecin, dévissée quelques années plus tôt suite à une lettre comminatoire du nouveau conseil de l’ordre des médecins, créé par le gouvernement de Vichy, l’enjoignant instamment à respecter la loi de l’État français en cessant sur le champ de persister dans l’erreur qui consistait à croire que pouvaient coexister, en une même personne, un médecin et un juif indigène, nouveau terme utilisé lors de notre « recensement », en 1942.

Adoncques notre nouveau laitier, qui portait une belle moustache noire, et qui vendait, outre du LAIT CAILLE, les blocs de glace que nous mettions dans le compartiment du haut de nos glacières, et que je trimbalais dans un couffin, laissant sourdre derrière mois dans ma rue un filet d’eau fraiche indiquant mon droit cheminement, notre nouveau laitier, s’adressant à mon père, et en ma présence, une fin de matinée de ce mois de janvier 1956, lui proposa d’assister à une conférence d’Albert Camus, qui allait se tenir incessamment dans la basse Casbah…

Je suppose qu’il ne proposait la chose qu’à un nombre restreint de ses pratiques…

Mon père accepta d’emblée, et je fis partie de l’accord. J’avais dix-sept ans, j’étais en Math Élem au lycée Gautier. Mon prof de Philo, Mr. Chovsky, qui, disait-on, avait été reçu second au concours (agrég de Philo ?), derrière un autre étudiant nommé Jean-Paul Sartre, m’avait instamment demandé à la fin du premier trimestre de changer de filière et de passer en section Philo.

Ce que je ne fis point, persuadé qu’on n’aborde la philosophie qu’après une formation à la Mathématique, et j’avais pour référents et Descartes et Pascal et Spinoza et Leibnitz.

Mais écouter Camus, même si l’on prépare le bac Maths Élem et qu’on bûche beaucoup…

Et même s’il était plus philosophe que mathématicien…

Et, qui plus est , l’entendre s’exprimer sur ce qui faisait notre vie quotidienne, les attentats, et aussi de bien vilaines choses que l’on commençait à entendre sur le déroulement des « événements », ne pouvait qu’enrichir la pensée du gamin que j’étais.

C’est ainsi que le 22 en fin d’après midi nous arrivâmes Place du Gouvernement.

Il y avait du monde et une certaine agitation.

Je me souviens de cars des forces de l’ordre, CRS ou gendarmes mobiles, je ne sais plus.

Ils étaient placés entre le lieu où devait se tenir la conférence et celui où se trouvaient des manifestants qui criaient des slogans.

Nous nous sommes un peu hâtés, nous avons reconnu celui qui nous avait invités : à cet instant, on ne pouvait pas dire qu’il buvait du petit lait, il semblait tendu, affairé, et il nous fit accéder en nous disant « Vite, vite, … ». Les grands escaliers, beaucoup de monde, je rencontre Tewfik Bouattoura, et nous nous installons dans la partie droite de la longue salle, tout en avant, face à l’estrade, mon père derrière nous, je reconnais un prof de lettres du lycée près de lui, je découvre un étrange personnage, que je connaîtrais plus tard sous le nom de Stacha Cviklinski, ami de Camus, et, près de lui, je l’ai su plus tard, se tenait Mme Degueurce, la grand-mère de la jeune fille, âgée de quatorze ans à l’époque, qui devait devenir ma compagne…

Bouattoura…

L’été précédent, nous nous étions bien connus, à Francfort et Cologne ! Notre prof d’allemand, Grinevald, Philippe Auguste Grinevald, avait réussi à organiser un voyage, à convaincre nos parents, pour moi c’était le premier contact avec l’Europe, je ne connaissais ni Marseille ni Paris, ça s’est fait en bateau Alger-Marseille puis en train, au retour passage à Strasbourg, premier voyage. Premier voyage !

Avec, entre autres, François Bruno, d’El Biar, et Tewfik.

Nous avons sympathisé, nous aimions les jeux de mots et les calembours… Il m’en reste deux : d’abord, quand Tewfik se réfugiait dans la dénégation, on disait « Tout finit bien » et l’on comprenait « Tewfik nie bien ».

Mais surtout il faut savoir que faisait régulièrement la une des journaux de l’époque un certain Cabot Lodge, ambassadeur des États-Unis à l’ONU, nommé par Eisenhower depuis 1954.

Et Tewfik se plaisait à dire « qu’à l’ONU on peut trouver un chien, car c’était précisément à l’ONU que le cabot loge… ».

Étrange jeu de mots d’adolescents, étrange sujet de jeux de mots…

Si l’on sait que Tewfik eut le privilège d’être ambassadeur d’Algérie à l’ONU, et que c’est aux États-Unis que …

Nous étions donc là, assis face à Camus, et à d’autres que nous ne connaissions pas.

Beaucoup de bruit en bas, sur la place.

On entendait crier « Mendès, au poteau ! »

On fermait les fenêtres.

Camus se penche vers son voisin, demande « Qu’est ce qu’ils crient ? »

On lui répond : ils crient « Mendès, au poteau ! »

Il a un sourire qui en dit long.

Ce sourire, Bouattoura le capte, et me dit, radieux, faisant longuement traîner la dernière syllabe : « Il les mépriiiise… »

Je ne me souviens plus du déroulement exact.

La teneur du discours de Camus me semblait couler de source, me plaisait, mais ne me semblait pas révolutionnaire.

Le style était sévère, le ton était grave.

En fait Camus exhortait tout le monde au bon sens, à une conduite saine, normale.

Mais nous n’étions plus en situation normale.

Ceux qui étaient nos aînés, Camus, mon père et les autres, avaient construit leur conscience morale et politique pendant la montée des fascismes, pendant la guerre d’Espagne, pendant la deuxième guerre mondiale.

Ça, ils savaient, ils connaissaient.

Et donc, ce qu’ils dénonçaient, avant tout, c’était l’INJUSTICE.

Mais où se situaient-ils devant la décolonisation du monde, « inspiration » historique de toute l’Asie, de toute l’Afrique, après une « expiration » historique qui datait de 1885, du Congrès de Berlin et du partage de ce que l’on ne nommait pas encore le tiers-monde – et j’utilise en médecin les mots « inspiration, expiration », pour indiquer à ma manière ce que je crois être « le temps long », le « temps historique », et il n’y a pas de répit dans l’histoire, encore qu’il puisse peut être y avoir des « pauses respiratoires, évoquant l’apnée du sommeil » ?

Peut-être, en 1956, se terminait sous nos yeux une longue période d’apnée du sommeil…

Et cela, plus que Camus, c’était mon prof d’histoire, Bertrand, qui me l’avait fait subodorer.

Camus parle, la salle est acquise, elle lui est d’autant plus solidaire qu’en bas on continue à gueuler…

L’arrivée de Ferhat Abbas est passée pour moi inaperçue, ou alors j’ai oublié. Ce qui me reste le plus fort, ce sont ces mots que prononce le RP Cuoq, j’avais mal lu et jusqu’à aujourd’hui je croyais qu’il se nommait Cucq : « … Un peuple que nous avons trop méprisé, et pas assez aimé… »

Ces paroles du RP, en habit ecclésiastique blanc, m’avaient frappé.

Je ne me souviens pas de celles du pasteur Capieu, pourtant c’était, je crois, le père de mon condisciple en première, qui venait au lycée en culottes courtes et chemise ouverte les jours les plus froids, et qui connaissait tout Prévert, que nous, en Maths Élem, ne connaissions pour ainsi dire pas.

J’avais donc assisté à l’Appel pour une trêve civile…

Le retour fut sans doute un peu heurté, mais je ne me souviens pas de problème d’affrontement, ni physique, ni verbal.

Ma mère, dans mon souvenir, n’avait pas montré de signes particuliers d’inquiétude, je n’avais pas l’impression que nous avions couru le moindre danger, j’étais même plutôt fier d’avoir entendu Camus, mais je n’en ramenais pas de message précis.

Le lendemain au Lycée un certain nombre de copains m’ont interpellé en me traitant, avec une grimace un peu dégoûtée, de « Mendèsssss », car j’avais parlé à certains d’entre eux, et dans la classe, on savait que j’avais assisté à cette manifestation (je repense à la présence de Ferhat Abbas : si elle avait été connue de tous, médiatisée, je suppose que C… et les autres, qui n’étaient pas, je le précise, des ennemis, m’auraient traité de fellagha).

Bruno m’a demandé « qu’est ce qu’il a dit ? », et j’ai répondu « Il a dit, pas d’attentats, pas de répression »…

J’étais pour, bien sûr, à fond pour, mais enfin…

J’étais un enfant.

Deux jours après, nous revîmes le laitier de la rue Auguste-Comte.

Il sourit à mon père, et tout de suite lui dit : « vous avez entendu ses paroles ? Les paroles qui sortaient de sa bouche, c’était du MIEL… ».

 FIN DU TÉMOIGNAGE

Quelques jours passèrent, à Paris les tractations post-électorales étaient intenses… Chez moi, on attendait Mendès et une résolution de la crise algérienne rapide de la part de celui qui, croyions nous, allait devenir pour la deuxième fois président du Conseil, qui allait débarquer de nuit à Alger, faire arrêter Alain de Sérigny et quelques autres, imposer deux ou trois réformes essentielles, ramener à l’équilibre une société qui l’avait perdu.

Le 5 février, deux semaines après l’Appel de Camus, Alger attendait Guy Mollet et Catroux, et dans notre boîte aux lettres un tract invitait à la grève générale, pour le 6, interdisant aux élèves d’aller à l’école…

Ce tract, violent, commençait par : « Mendès (Égypte), etc… »

J’en ai tout oublié sauf ces premiers mots.

Le lendemain, j’allais au Lycée.

Il y avait moins de monde au Lycée, ce 6 février, qu’à la Place du Gouvernement quinze jours avant.

Dans ma classe de Maths Élem, nous étions six sur quarante.

Et quand passa le préposé au relevé des absences, qu’on appelait Sosthène, dans sa blouse grise et avec son gros registre, notre prof de maths, B…, soit pratique, soit cynique, marmonna « Il y a trop d’absents, je vais inscrire les noms de six présents… ».

Et mon nom fut écrit.

Et ce fut « la journée des tomates ».

Et la page de l’Appel fut tournée.

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